SANS CLASSE NI PLACE

SANS CLASSE NI PLACE

L’improbable histoire d’un garçon venu de nulle part

Norbert ALTER - PUF - 2022

Norbert Alter, professeur de sociologie à Sciences Pos, vient de nulle part. Il ne se dit pas « transfuge de classe » ou « transclasse » parce que dans son enfance il n’appartenait pas à une classe sociale et si on devait caractériser son parcours ce serait avec les deux termes « maison » et anomie ou, plus précisément, « recherche constante d’une maison » et « fuite devant l’anomie ». Pour parler de son histoire, Norbert cède la place à un narrateur qu’il invente, Pierre.

Maison

Norbert est fils unique ; ses parents n’étaient pas des déclassés mais des « hors classe ». Son père, officiellement représentant de commerce, vivait de petits trafics et d’escroqueries et faisait des allers-retours réguliers en prison. Sa mère était cuisinière. Ne pouvant jamais boucler leurs fins de mois, ils étaient régulièrement expulsés de leur logement pour impayés (près de cinq fois par an en moyenne, selon l’auteur) et leurs affaires s’étalaient dans les cours d’immeuble au moment des déménagements forcés, lorsqu’elles n’étaient pas vendues. Il n’y avait pas de livres chez lui (sinon la sélection du reader’s digest et quelques San Antonio), pas de télévision (mais parfois une TV louée fonctionnant avec un monnayeur). Norbert n’avait donc rien à lui, pas d’ancrage dans la possession d’objets, notamment de jouets. Ce qui caractérisait sa famille n’était pas la pauvreté mais la précarité et l’instabilité. Ces multiples expulsions ainsi que le mode de vie de la famille étaient objet de scandale pour le voisinage et, dans son enfance, Norbert ne s’est jamais senti faire partie d’un groupe ou d’une classe. La vie familiale était également caractérisée par son manque d’intimité ; il n’y avait pas de rideaux aux fenêtres ce qui rendait l’intérieur du foyer visible depuis la rue et la maison immédiatement repérable. Au sein du foyer, il n’y avait pas non plus d’espaces spécifiques et pas d’intimité, chacun pouvant entrer d’un instant à l’autre dans une pièce. Sa mère se mettait facilement en colère, hurlait voire frappait et n’avait pas de pudeur affective. Trop colérique, trop brutale, trop aimante  Norbert-Pierre était très libre, libre de rentrer à la maison à l’heure qu’il désirait mais sans contraintes structurantes. Pas  de contraintes, pas de rôles définis, pas d’espaces spécifiques où il pourrait se retirer,… c’est que que Norbert appelle « être sans maison » et la maison sera l’horizon de sa vie. Présenté ainsi, son destin semble tracé vers le pire. Pourtant il devint professeur d’université travaillant essentiellement sur l’innovation et sur  les trajectoires sociales inattendues (« Sociologie de l'entreprise et de l'innovation » en 1996, « Donner et prendre. La coopération en entreprise » en 2009, « La force de la différence. Itinéraires de patrons atypiques » en 2012). C’est à travers le parcours de sa vie personnelle qu’il cherche ces explications en sept chapitres intitulés « Maison », « travail », « École », « filles », « fautes « , « Politique » et « voyages » avec l’absence d’un chapitre consacré à la manière dont il a accédé au professorat (on notera l’extrême régularité des chapitres, de 38 à 42 pages chacun). Comme il l’indique dans l’avant propos de son livre «  notre travail suppose extériorité, rigueur et méthode pour dépasser le sens commun et l’opinion ; mais le choix des théories explicatives trouve en partie ses sources dans notre histoire personnelle. Souvent, vers la fin de notre vie professionnelle, nous éprouvons le besoin, par souci intellectuel et éthique, de dire ainsi d’où nous venons ». La recherche d’une « maison » au sens métaphorique est donc sa quête. La première maison qu’il trouve est celle de Giuseppina, la mère de son ami Antonio qui éduque onze garçons et filles et s’occupe d’un mari qui ne peut plus travailler, et accueille Norbert. Logement surpeuplé mais dans lequel il y a des règles, des conventions, des espaces spécifiques et protégés (comme la chambre des filles). La famille est pauvre mais la « Maison » existe.

Travail

Dès l’âge de quatorze ans Norbert travaille ; il prépare et épluche des légumes afin de livrer des paniers repas à des familles aisées. C’est l’occasion de découvrir des maisons bourgeoises et d’expérimenter l’humiliation liée à la gentillesse appuyée de certains de ses clients. Puis il travaille « dans la limonade », comme commis-caviste et « garçon de comptoir » où il découvre la brutalité du monde du travail. Les conditions de travail sont dures et si le fait de devenir garçon de salle lui permet de se soustraire à la brutalité des relations directes dans le travail et d’augmenter ses revenus grâce aux pourboires rarement déclarés, il expérimente « l’exploitation capitaliste » dont on lui parlait au lycée. Il n’hésite alors pas à voler certains patrons sur les additions lorsque cela apparait à ses yeux comme une compensation face à l’exploitation. Lorsqu’il a à faire à des patrons corrects et bienveillants il préfère démissionner pour ne pas avoir à voler « quelqu’un de bien ». Il occupera par la suite un emploi de déménageur qui lui permet de découvrir les logements des beaux quartiers et surtout d’appartenir à de vrais collectifs de travail.

École

            Norbert le clame : L’École l’a sauvé. Elle lui a apporté un vrai sentiment de bien-être dans les cours comme à l’étude du soir car les cadres, les règles, les rôles clairs le rassurent et en font sa « maison » (l’auteur fait le parallèle avec le cri « maison » des enfants qui jouent à chat et signifient par là qu’ils sont protégés). Avec l’instituteur, il découvre une forme d’échange non intrusif avec les adultes ainsi qu’une autorité qui a pour objectif de faire respecter un cadre, des rôles et obligations réciproques et non d’obtenir quelque chose de précis. Il n’a donc pas connu à l’École la « violence symbolique » (qu’il ne rencontrera qu’à la Fac) mais au contraire sa « douceur institutionnelle » malgré toutefois des conflits de capital culturel. Cependant tout n’est pas rose et l’anomie familiale va le rattraper lorsque sa mère commence à lui donner des détails intimes sur sa vie avec son  nouveau compagnon et parallèlement se désintéresse de sa scolarité. L’intrusion affective devient abus et Norbert ne comprend pas sur le moment qu’il s’agit de maltraitance. Ses résultats chutent jusqu’à entrainer un redoublement et il devient un mauvais élève, perturbateur, voleur, bagarreur et collé régulièrement. Il va cependant reprendre pied, d’une part grâce à une « bonne fée », sa professeure d’Histoire Géographie. D’autre part, il va apprendre à mettre en place des stratégies permettant de dépasser les conflits de capital culturel qu’il rencontre : par exemple, quand un professeur de français demande aux élèves un devoir sur les émotions ressenties la première fois qu’on leur a lu un conte, il est confronté au fait qu’on ne lui a jamais raconté d’histoires dans son enfance. Il entreprend donc de lire seul « La petite sirène » et d’imaginer les émotions qu’il aurait pu ressentir. La bonne note qu’il obtient à ce devoir ne le satisfait pas entièrement car il a l’impression contradictoire de ne pas mériter cette note mais que c’est une contrepartie d’une enfance qu’on lui a volée. Par la suite, il compensera toujours par des lectures préalables son manque de capital culturel et le décalage de son histoire personnelle avec ce qu’on attend d’un collégien. Les seules fois où il n’a pas le sentiment de voler sa réussite c’est quand il fait un exposé oral et qu’il se sent être à la fois professeur et élève, assumant une ambigüité avec laquelle il a eu le temps de familiariser. Une nouvelle « fée », sa « vieille » prof de Latin, interviendra en sa faveur afin de s’opposer à la proposition du conseiller d’orientation de le diriger vers une filière technologique (proposition que lui et ses parents accepteront) car, dit elle, « car il est un vrai littéraire » et devrait rester en filière générale. Au lycée, il se concentrera sur le grec et le Latin et délaissera les matières scientifiques et surtout les mathématiques, ces dernières supposant qu’il existe une solution a priori qu’on peut retrouver par déductions logiques, démarche trop éloignée de son expérience sociale. En plus d’une « nouvelle fée »il va découvrir une « nouvelle maison », la cinémathèque, un des lieux auxquels il peut se raccrocher et où il  trouve des amis avec lesquels il se sent à égalité. Ces expériences en font un élève singulier, très impliqué dans certaines disciplines, délaissant d’autres et très absentéiste (ce que l’Institution accepte).  Puis arrivera ce que l’auteur appelle un « turning point », un point de bascule, ce moment qui marque le tournant d’une vie et fait qu’elle n’est pas ce qu’elle aurait pu être : le sien se situe après le baccalauréat quand il rate le concours d’entrée à l’IDHEC et entre en faculté d’Histoire où il ressent l’atmosphère de la fac comme anomique et redevient mauvais élève.

Filles

Les filles vont également compter dans son parcours personnel. Elles sont pour lui un lieu, un « foyer », une « maison » et il parle notamment de trois d’entre elles, très différentes les unes des autres, qui ont particulièrement compté. Natacha, de milieu favorisé et qui souffre de la froideur de ses parents. Viviane, prostituée et surtout Véronique à qui il révèle le passé carcéral de son père. Cette dernière comprend objectivement ce à quoi il se confronte mais ne saisit pas ce que ce qui a été détruit chez lui c’est la confiance d’un enfant dans le Monde et que sa désespérance est due à la certitude d’être nulle part.

Fautes

La nécessité de trouver sa place, pour lui qui est nulle part, l’amène à des petits arrangements, des petits ou gros mensonges et des délits au cours de son histoire personnelle, bref des « fautes ». Dès l’enfance, il invente auprès de ses camarades une généalogie incroyable comme celle d’un oncle explorateur. Au collège, il cumule l’absentéisme, les petits vols à la papeterie et les vols de mobylettes qu’il revend. Ces vols sont ambivalents : certains vols ou délits comme la fraude dans le bus ou les vols d’essence pour sa mobylette, sont des réponses à la situation et lui permettent de s’intégrer et voler de ses patrons le rend fier. En revanche les vols chez les « braves gens », le patron de la papeterie ou ceux qui ont besoin de leur mobylette pour aller travailler, lui pose des problèmes moraux. Il n’a globalement pas honte des vols qu’il commet ; en revanche, il a honte de la réputation de ses parents et honte d’être exclu ; et surtout, il est dominé par la crainte d’avoir honte. Mais en ces occasions, il va rencontrer à nouveau de « bonnes fées », un surveillant général de lycée et un policier qui lui laisse sa chance.

        Politique

Durant ses années de lycéen il découvre l’action politique et la notion de luttes de classe mais ne se sent guère concerné car ces idées ne correspondent pas à son histoire personnelle : il se sent loin de l’idée de l’aliénation par la consommation, lui qui ne peut guère consommer, et de la dénonciation de l’autorité alors qu’il a souffert de sn absence. Il n’est pas sensible aux thèses sur l’École capitaliste puisque que l’École est sa maison qui lui donne sa chance. Il n’aime pas les lycéens gauchistes et les « soixante huitards » qu’il voit comme des privilégiés et des dominants. Cependant, participer à ces mouvements lui permet de faire une partie d’un tout, de faire valoir ses compétences professionnelles de cuisinier pendant les occupations de locaux et de tirer une certaine gloire de sa « misère crue ». De plus, la lecture des écrits marxistes lui permet de donner du sens à son histoire familiale bien qu’il n’en soit pas totalement convaincu. ». Politiquement, il se sent de plus en plus proche de la « beat generation » qui renvoie probablement à sa condition subjectivement vécue de « sans place ». Il profitera de la grève de 1968, pour aller travailler come « commis-cariste » et rejoindra peu à peu la « majorité silencieuse ».

Voyages

Avec son copain Antonio, il décide en 1969 de se rendre au festival de la pornographie de Copenhague où il ne reste qu’une demi-journée. Ensuite, vient la route qui lui permet « d’inverser le stigmate » en transfigurant son absence de toit et la faiblesse de sa consommation. Partant en Amérique du Nord, les deux copains descendent ensuite vers le Sud et se séparent au Mexique. Norbert continuera jusqu’au canal de Panama avant de remonter vers l’Alaska. Ils feront de multiples rencontres au cours de ce périple : anciens du Vietnam, hippies, … Norbert se sentira pour une fois entièrement lui-même dans cette errance et, arrivé à Panama, il a le sentiment de s’être enfin et définitivement libéré de son enfance.

Épilogue

Aujourd’hui, Norbert occupe une place et appartient à une classe et en devenant professeur, il donne à l’École ce que l’École lui a donné. Il s’intéresse aux déviants et aux « hors-normes » qui doivent s’inventer eux-mêmes et inventer leur destin à partir de leur « non place » : on ne prend pas place dans la société comme on s’assoit dans une rame de métro ; on construit sa vie, surtout quand on n’a pas eu de maison. Ainsi, il ne commet plus de « fautes » (vols,…) mais a réinvesti son identité de marginal et de tricheur en compétence sociale.

 

COMMENTAIRES

Le titre « Sans place ni classe » est explicite : Norbert n’a pas de place au sein de sa famille et il n’appartient pas à une classe sociale. A ce titre, il fait partie des marges, des « autres ». Cependant, il ne veut pas fournir un récit autobiographique trop sombre et suscitant la compassion parce que son objectif est d’abord d’en faire un outil d’analyse. Pour cela, il use d’un procédé un peu naïf, il crée Pierre qui raconte sa propre vie mais ce Pierre n’est pas destiné à brouiller les pistes pour le lecteur. A première vue il permet à Norbert de prendre des distances avec lui-même (j’ai un peu honte de faire la référence très facile à son nom mais on ne peut manquer de remarquer que Norbert s’appelle Alter et qu’il se crée un alter ego, Pierre, pour parler du chemin fait pour « entrer en société », pour ne plus être « autre » et entrer enfin en contact avec les autres). L’auteur situe sa démarche entre les théories des déterminismes sociaux (qu’il ne récuse pas mais dont il craint la trop grande place qu’elles prennent) et le pur individualisme calculateur. Il se pose dans un « entre-deux », dans l’interaction avec les autres et la construction commune. Norbert-Pierre n’abuse pas des concepts sociologiques : il ne peut éviter d’évoquer les concepts d’habitus et de reproduction sociale (dont il ne conteste pas l’importance) ainsi que les thèses de l’homme pluriel de Lahire. De fait, son récit montre également la puissance de l’imposition sociale et on ne peut nier ses capacités de calcul et de stratégie face aux patrons qu’ils volent ou aux gauchistes dont il se moque. Même s’il n’est jamais cité, Erving Goffman est présent à travers tout le travail fait sur le stigmate et son retournement. Étranger, constamment étranger à tout, Simmel est probablement aussi là. Norbert Alter indique également situer sa démarche dans la volonté d’auto construction, entre les théories de la reproduction sociale et l’individualisme méthodologique d’un héros calculateur ; on l’imagine bien dans le sillage de l’ethnométhodologie. Mais son parcours personnel n’aurait pas été possible sans le hasard des rencontres avec des « fées » qui lui ont explicitement ou implicitement demandé de continuer son histoire : quelques enseignants dont sa professeure de latin, le surveillant général du lycée, un policier, Giusepinna,… (l’allusion aux fées fait immanquablement penser au personnage de Peter Pan, l’enfant qui n’a pas voulu, ou plutôt, pas pu grandir. Quand, selon les commentaires les plus communs, Peter Pan ne veut pas quitter son enfance et s’aide des fées pour cela, Norbert les utilise pour rompre avec elle). Quatre logiques sont à l’œuvre : reproduction sociale, calcul individuel, auto construction et hasard des rencontres (le hasard que les sciences sociales ont le plus grand mal à appréhender).Une fois encore c’est la complémentarité des approches, plus que leur concurrence, qui est fructueuse.  Il est intéressant de remarquer qu’on peut faire le même constat avec « Les origines – Pourquoi devient-on ce que l’on est ?» de Gerald Bronner où, bien que partisan de l’approche de l’individualisme méthodologique, il est amené pour analyser sa propre trajectoire à mobiliser à la fois Bourdieu et Goffman. On peut confronter les ouvrages de trois auteurs que sont Annie Ernaux, Gerald Bronner et Norbert Alter et leur perception différente de l’ascension sociale qu’ils ont connue. Annie Ernaux, qui déclare se retrouver pleinement dans les travaux de Bourdieu, met l’accent sur toutes les difficultés et contradictions nées de la confrontation entre deux mondes sociaux et de son amplification par la « violence symbolique » qu’on retrouve notamment dans le cadre de l’École. Bronner qualifie ce type de récit de « récit doloriste » et, s’il n’en conteste pas l’existence, suppose qu’ils sont minoritaires dans les parcours des « transclasses » (supposition sans preuve formelle). Il met en avant un autre récit de réussite scolaire et d’ascension qui est parsemé de difficultés mais est loin d’avoir la violence évoquée par Bourdieu et Ernaux. Enfin, Norbert Alter ne voit pas dans l’Institution scolaire le lieu de la violence symbolique mais surtout un refuge contre la réalité anomique qu’il connut dans son enfance. Des comparaisons singulières ne font pas une théorie mais on peut sans doute tirer des enseignements de celle-ci. Annie Ernaux vient d’un milieu populaire, père ancien ouvrier puis petit commerçant, mère au foyer, dans une famille structurée avec ses valeurs et une absence de capital culturel nécessaire à l’activité scolaire. Il y a bien deux mondes qui s’affrontent. Gerald Bronner évoque une famille avec une mère aimante et est pleinement baigné dans un univers social dans lequel il ignore qu’il est pauvre et pense qu’il est un peu plus riche que ceux qui l’entourent. L’expérience de la confrontation avec les plus riches se fera tardivement au lycée mais il aura pris le temps de créer une distance avec les riches (expliquant par exemple comment lui et ses copains se moquaient des riches et des bourgeois et de leur faiblesse physique supposée). Enfin Norbert Alter associe l’École à la « douceur institutionnelle », à la sécurité et surtout à la « maison » qu’il n’a pas eue. Le coût de sortie de leur milieu d’origine n’est pas le même dans les trois cas (et on pourrait probablement mobiliser la notion « d’itinéraire moral » qu’on trouve dans « Stigmates » de Goffman).

 

MORCEAUX CHOISIS

Extrait 1

 « Je ne faisais pas partie d’une classe, j’étais de nulle  part. Je n’avais pas de maison… Ma famille scandalisait le voisinage. Mon seul souci d’enfant était de ne pas  subir l’exclusion et la honte … J’avais terriblement envie de faire partie de la société, d’être comme les autres,  mais je ne pouvais respecter ni les lois ni les coutumes. »  Pierre aurait du vivre dans la misère et aller en prison, mais il a finalement échappé à son destin social, à ce que les sociologues nomment la reproduction. Il  a tenté d’écrire son histoire parce qu’il a besoin de la chérir, d’en entretenir la mémoire. Elle est la flamme qui illumine sa vie et le réchauffe, le signe de la fidélité à ce qu’il a été, sa fierté. Mais dès qu’il se rapproche de cette flamme, elle le brûle. Alors, il ne parvient pas à écrire, il divague et parfois se saoule, autant pour se souvenir que pour oublier. J’ai pris la plume à sa place pour raconter son histoire improbable, sociologiquement inconcevable.

(Norbert Alter : « Sans classe ni place - L’improbable histoire d’un garçon venu de nulle part » - PUF – 2022)

Extrait 2

Elle (la famille) ne fait pas précisément partie des milieux populaires. Un milieu social, qu’il soit bourgeois ou ouvrier repose sur des normes et des valeurs qui associent ses  membres clans des ensembles où ils se reconnaissent.  Les uns vont au théâtre et en parlent entre eux, les autres regardent la télévision et en discutent; les uns possèdent de formidables appartements d’ou on voit serpenter la Seine, les autres des F3 tout simples qui regardent les usines ; mais les uns et les autres vivent dans leur milieu, entre voisins, durablement scellés clans un sort social commun. Les uns sollicitent leurs réseaux d’influence pour obtenir un emploi avantageux, les autres pour obtenir une « bonne place », mais  tous savent s’entraider et protéger le secret de cette  entraide. La famille de Pierre n’appartient à aucun de ces milieux : trop pauvre et trop inculte pour vivre dans le monde des bourgeois ou des classes moyennes, trop scandaleuse et brouillonne pour pénétrer celui des ouvriers ou des employés. Chez lui, personne ne respecte sérieusement les règles du jeu, que ce soit avec les voisins, les bailleurs, les objets ou les enfants. La famille se trouve isolée socialement (elle trouve difficilement grâce aux yeux des autres) et sociologiquement (elle ne s’intègre qu’imparfaitement à une catégorie). La situation de Pierre relève bien plus d’un milieu anomique que d’un milieu populaire. Sa misère ne peut se confondre avec la seule misère économique : l’instabilité des ressources lui fait plus défaut que leur volume, et l’imprévisibilité des rôles le fait plus souffrir que n’importe quelle forme d’autorité.

(Norbert Alter : « Sans classe ni place - L’improbable histoire d’un garçon venu de nulle part » - PUF – 2022)

Extrait 3

Pierre me parle de l’école comme on évoquerait, à propos de son enfance, la douceur des journées de loisir passées auprès d’une famille pleine d’amour. Issu d’un milieu économiquement et culturellement faible, il devrait pourtant avoir été blessé par ce que les sociologues nomment pompeusement la « violence symbolique de l’école », la propension des classes dominantes à imposer leur culture aux « dominés » en méprisant leurs « habitus » à travers les programmes scolaires. Lui a connu la douceur symbolique de cette institution, la capacité des enseignants à le reconnaitre pour lui donner une place, du bien-être, un peu de sens. Peut-être parce qu’il n’appartient pas à une classe, avec ses propres systèmes de valeurs et ses normes. En tout cas, i1 ne perd rien à apprendre le langage des « puissants » et se love confortablement dans leur culture. Sans jamais avoir le sentiment du devoir, il s’applique à exercer son métier d’élève. Le regard de ses maitres lui donne la certitude de bien faire, de pouvoir respecter ce qu’il fait, ce qu’il est, d’en être fier. (Norbert Alter : « Sans classe ni place - L’improbable histoire d’un garçon venu de nulle part » - PUF – 2022)

 

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