J. LANGUMIER : SURVIVRE A L'INONDATION - POUR UNE ETHNOLOGIE DE LA CATASTROPHE - ENS EDITIONS - 2008

SURVIVRE A L’INONDATION

POUR UNE ETHNOLOGIE DE LA CATASTROPHE.

JULIEN LANGUMIER - ENS EDITIONS 2008

Article consultable à l’adresse ci-dessous

http://www.liens-socio.org/article.php3?id_article=5338&var_recherche=rogel

 

Dans la nuit du 12 ou 13 Novembre 1999, de très fortes précipitations provoquent, après la rupture de digues situées en amont, une énorme inondation dans le village de Cuxac d'Aude. Le vieux village est modérément touché, en revanche les nouveaux quartiers périphériques des Garrigots et des Olivettes (surnommés « les Ecarts ») sont sinistrés et il y aura cinq décès. Or ces nouveaux quartiers ont été construits en zone inondable. L'enquête de terrain par entretien effectuée entre 2001 et 2004 par Julien Langumier permettra d'analyser les stratégies discursives développées par les acteurs pour saisir la violence d'un événement hors-norme et, par ailleurs, de comprendre comment on a pu autoriser l'établissement d'un quartier en zone inondable, question qui éclaire la structuration identitaire à travers les liens entre « anciens » et « nouveaux » cuxanais.

Témoignages et discours d'appropriation de la catastrophe

Dans un premier temps, l'auteur montre comment les témoignages constituent avant tout des énoncés performatifs qui, par la confrontation aux autres témoignages, construisent un discours collectif sur un événement hors-norme. D'autres protagonistes participeront à l'élaboration de ce discours collectif. En premier lieu, les journalistes : ceux-ci occupent une place ambiguë puisqu'ils sont rejetés par la population et qualifiés de « charognards » et de « voyeurs » mais , dans le même temps, leur discours est réintégré aux témoignages des individus dans la mesure où il offre un regard distancié sur l'évènement. Les Cellules d'Urgence Médico-Psychologique (CUMP) vont également participer à la construction de ce discours en fournissant les catégories médicalisées permettant de requalifier les sentiments vécus (tristesse, abattement,...). Ces mêmes CUMP se retrouveront également sur le terrain politique dès lors qu'il s'agira de décider de la levée ou non des mesures d'urgence.

Remise en cause de l'univers symbolique

L'inondation va avoir pour effet d'ébranler durablement l'univers symbolique des habitants des quartiers périphériques. C'est d'abord « l'utopie pavillonnaire » qui est touchée avec la mise à mal de l'image du « placement dans la pierre » remplacée par l'image de la destruction des murs intérieurs en placoplâtre. Mais il y a surtout une remise en cause de « l'ordre domestique » : les objets sont « tout mélangés », la boue qui est de la « terre » quand elle est dehors devient de la « merde » dans la maison ; enfin les sinistrés évoquent des scènes « surréalistes » (comme l'obligation de faire ses besoins dans la cuisine au moment de la crue). Le niveau de l'eau dans la maison marque donc la frontière entre l'ordre et le désordre. Après le reflux de l'eau , vient le temps de la « remise en ordre ». Celle-ci passera par les indemnisations et les aides de la municipalité ce qui posera la question des « critères de justice » à appliquer : doit on aider d'abord celui qui le plus perdu (critère des « centimètres d'eau) ou celui qui a les revenus les plus faibles (critère du revenu) ? Ces divergences dans le choix des critères renvoie à des différences sociales mais aussi à des différences entre les « anciens » et les « nouveaux » du village (donc entre le vieux village et les quartiers périphériques) et sera le ferment des premières oppositions à l'équipe municipale.L'étape ultérieure est constituée par le nettoyage de la maison après l'inondation et constitue une remise en ordre non seulement matérielle mais surtout symbolique ; mais elle ne se fait pas sans mal car elle implique la définition et l'établissement de nouvelles catégories. Ainsi, il faudra trier entre les objets qu'on peut garder et les « déchets » (ceux qu'on doit jeter). On distinguera également ce qui est remplaçable (comme l'électroménager) et dont on peut déterminer une valeur monétaire de ce qui est irremplaçable (photos, souvenirs, vieux disques,...) et n'a pas de valeur monétaire déterminable. Les objets irremplaçables occupent une place centrale puisqu'ils perturbent les catégories précédemment établies (certains vont garder des objet irremplaçables qui devraient faire partie des « déchets ») et qu'ils témoignent que, même avec les indemnisations, « rien ne sera plus comme avant ».Les maisons seront ensuite entièrement rénovées et souvent restructurées intérieurement. Malgré l'amélioration matérielle qui s'ensuit, les individus n'en tireront pas nécessairement satisfaction d'une part parce qu'ils perdent leurs repères quotidiens dans ce nouvel environnement, d'autre part parce que les achats (meubles,...) sont fait sous l'emprise de la nécessité et de l'urgence et non sous celle du plaisir et ils seront acquis grâce aux indemnités et on par les revenus du travail. Pour certaines personnes, cela entrainera un certain éloignement de la pratique consumériste.

Les recherches d'explications

Comprendre ce qui est arrivé, c'est aussi chercher des explications ou des responsables de cette catastrophe ; Chaque catégorie d'acteurs développera un type d'explications propre. On verra d'abord une différence entre les nouveaux habitants des quartiers périphériques qui insistent sur les dysfonctionnements de l'alerte le 12 novembre 1999 (ce qui explique l'opposition ultérieure à la mairie) alors que les anciens réactivent une vieille rumeur selon laquelle les digues auraient été détruites par les habitants du village de Sallèles situé en amont pour éviter l'inondation de celui-ci. Mais il y a aussi des interrogations sur le fait que, dans les années 1980, on ait pu accorder des permis de construire dans une zone inondable. Un premier élément à retenir est qu'il n'y avait pas eu d'inondations importantes depuis quarante ans et que la mémoire collective s'était quelque peu émoussée. La première explication généralement avancée se fait sur le ton de l'anecdote et on rappelle que le mouvement avait été lancé par le maire qui fut le premier à construire dans ce lieu. Par la suite, les habitants du village avancent également la présence d'intérêts pécuniaires et le rôle supposé de relations entre francs-maçons. Pour les gestionnaires et les technicien de la DDE, ces constructions constituent une aberration associée soit à un « dérapage » de la décentralisation (« l'Etat a lâché prise ») soit à l'obsession des individus de vouloir construire à tout prix. L'auteur du livre propose une autre explication faisant intervenir la structure socio-historique du village. Il rappelle qu'à Cuxac d'Aude, la monoculture viticole se développe au 19ème siècle et favorise l'essor de la petite propriété. Aux terres ingrates des garrigues, les habitants préfèrent les terres des plaines, régulièrement enrichies par le limon des inondations, qui donnent un vin de qualité médiocre mais aux rendements importants. Les terres des garrigues seront délaissées ou utilisées comme « monnaie d'appoint » dans les achats des terres des plaines puis elles seront acquises par la suite par des immigrés espagnols cherchant à quitter la condition salariale.Mais un basculement a lieu dans les années 1970 quand, face au déclin de la consommation de vin et à l'arrivée de concurrents étrangers, la monoculture viticole entre en crise et que , parallèlement, les ménages de Narbonne cherchent à acquérir des terrains peu coûteux aux portes de la ville. Rendre les terrains des garrigues et des olivettes constructibles est alors une manière de permettre aux petits propriétaires d'échapper à une crise sociale tout en répondant aux besoins de « rurbanisation ». Cependant, cette dernière explication semble rejetée par les habitants car elle met en cause la responsabilité des viticulteurs.

Catastrophe et construction identitaire

La vie après l'inondation sera faite d'inquiétudes quotidiennes mêlées à une crainte et un déni du retour de l'inondation. La remémoration peut se faire par des marques discrètes, comme laisser la marque du limon laissée par l'eau dans une pièce de la maison, ou quasi-cérémonielles comme le fait « d'aller au pont du village» surveiller la hauteur de l'eau. Par ailleurs, l'inondation a entraîné une crise de confiance dans les défenses collectives et les individus développent des protections individuelles comme construire une « pièce de survie » à l'étage. Mais, surtout, l'inondation a perturbé le clivage entre anciens du village et nouveaux des quartiers périphériques, les nouveaux n'ayant jamais été vraiment intégrés au village. Deux mémoires vont s'imbriquer : la « mémoire patrimoine » des anciens du village fondée sur des souvenirs et des rappels historiques et la « mémoire fondatrice » des nouveaux fondée sur l'inondation de 1999. Cependant, les souffrances endurées en commun au cours de l'inondation vont rapprocher les « anciens » et les « nouveaux », bien que les nouveaux insistent sur le fait qu'il y a plus d'unité qu'autrefois alors que les anciens regrettent l'apparition de dissensions nouvelles (notamment vis-à-vis de la mairie). Ce sentiment d'unité va être renforcé par le regard des journalistes et la médiatisation soudaine du village. Enfin, les nouveaux vont trouver dans l'inondation une ressource identitaire leur permettant de se considérer comme appartenant vraiment au village. Au total, voilà un livre important à la jonction entre les recherches classiques sur la panique, les travaux d'ethnographie et la sociologie. La catastrophe de 1999 permet de révéler comment s'est construit, et se reconstruit, l'identité collective du village. Cette recherche permet également de voir comment un événement va être construit et qualifié par les discours croisés des victimes, des journalistes, des secouristes et des experts.

Cependant, un des points les plus notables du livre est qu'il nous révèle la place qu'occupe la maison pavillonnaire et la propriété chez l'individu. L'inondation provoque une rupture dans les pratiques routinières et quotidiennes de l'individu avec son logement : tout ce qui allait de soi devient soudainement problématique dans une maison mutilée. On se rend compte alors que l'individu déploie quotidiennement une série d'interactions qu'il ne peut plus accomplir avec une maison « stigmatisée ». Ce qui montre que même avec l'univers des objets nous entretenons toujours des relations sociales.

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