André ORLEAN : LE POUVOIR DE LA FINANCE- Ed. Odile Jacob - 1999

LE POUVOIR DE LA FINANCE

André ORLEAN

Ed. Odile Jacob - 1999

Dans cet ouvrage, écrit en 1999, André Orléan nous propose une analyse bien peu orthodoxe des marchés financiers et qui, dix ans après, me semble avoir gagné en force face aux événements récents

Pour la théorie économique orthodoxe, le marché financier est un marché classiquement soumis aux lois de l’offre et de la demande ; il a donc un certain nombre de vertus dont le fait d’assurer une bonne allocation des capitaux et de fournir un prix reflétant la « valeur fondamentale » des titres ou de l’activité économique sous-jacente et, bien sûr, il a la capacité de s’auto équilibrer ;

André Orléan propose une approche nettement différente, voire opposée en tous points. Pour lui, ce fameux marché financier n’est pas un marché au sens traditionnel du terme mais une organisation avec ses règles et dont la fonction principale est de créer la liquidité nécessaire aux intervenants. Dans cette optique, le marché n’a aucune raison de s’équilibrer automatiquement.

(Les intertitres de cette note de lecture son de mon fait)

La fixation des prix sur les marchés financiers.

Au cœur de la conception traditionnelle des marchés financiers, il y a cette idée selon laquelle le prix qui se fixe est censé refléter la valeur fondamentale du titre c'est-à-dire l’actualisation de flux de revenus futurs qu’engendre l’activité en question. Dans ces conditions on peut supposer que l’acquéreur de titres adoptera une rationalité instrumentale et sera attentif aux données réelles de l’activité économique. En réalité, cette actualisation des flux futurs est, au minimum, extrêmement difficile à déterminer ; il apparait alors que l’intervenant sur le marché ne sera pas attentif aux données de l’activité économique mais au comportement des autres intervenants, développant ce qu’on appelle une « rationalité mimétique ». On a donc deux comportements différents possibles, déjà détectés par Keynes sous les appellations « d’entreprise » (le prix est un produit de la valeur fondamentale et engendre la croyance) et de « comportement spéculatif » (le prix est un produit de la croyance et est déconnecté de la valeur fondamentale). Dans ce second cas, la fonction du marché financier n’est pas de fixer un prix qui serait le reflet de la valeur fondamentale mais, en confrontant les jugements individuels, de fournir un jugement collectif qui ait le statut d’une évaluation de référence.

La production de liquidité

L’objectif premier du marché financier est de produire de la liquidité. La liquidité est le concept central de l’analyse d’André Orléan : en effet, la liquidité permet de réduire le risque pour les intervenants sur le marché. Le problème est que la liquidité a un caractère paradoxal : en effet, si chaque titre peut être liquide, le marché ne peut rendre liquide tous les actifs en même temps car le capital physique sous jacent aux titres ne l’est pas. Le marché financer peut être alors perçu comme une organisation qui, en étant chargée de la confrontation des croyances, permet de produire cette liquidité et on peut analyser les transformations institutionnelles des années 80 et 90 (notamment depuis le Big Bang ») comme ayant pour finalité d’accroitre la liquidité des titres et ont été des moteurs essentiels des mouvements spéculatifs ultérieurs.

La première et la plus importante des transformations en cours a été d’homogénéiser les tires en les standardisant car ça accroissait la production de liquidité. En effet, quand des biens (pas seulement un titre) sont hétérogènes, le prix ne suffit pas à lui seul à apporter toute l’information pertinente sur le bien et implique le recours à des « experts ». Dans le cas des titres, l’hétérogénéité réduit leur capacité à être cédés et, donc, rend la liquidité faible.

Les stratégies des intervenants

Le prix qui s’établit sur le marché financier n’est donc pas le produit de la valeur fondamentale mais celui de croyances collectives. Orléan aborde alors la question de la production de ces croyances collectives. Il distingue trois types de stratégies, chacune étant associée à un type de rationalité spécifique.

Dans la première stratégie, correspondant à la « rationalité fondamentaliste, l’intervenant cherchera à connaitre la « Valeur Fondamentale » sous jacente aux titres pour prendre ses décisions.

La deuxième stratégie, dite « stratégie spéculative » et fondée sur une « rationalité stratégique », consiste à chercher à connaitre l’avis des autres en supposant que ces autres ont des informations pertinentes sur la « Valeur Fondamentale ».

Enfin, dans la troisième stratégie, on sait que tout le monde est converti à la stratégie spéculative (donc l’intervenant sait que tous sont aussi ignorants que lui sur la connaissance de la Valeur Fondamentale). La rationalité devient alors autoréférentielle (et la stratégie est dite « spéculaire ») et aboutit au fait que l’on cherche à connaitre l’opinion des autres sans se soucier du bien fondé de ces opinions.

L’établissement de la convention

Le prix qui s’établira à l’issue de cette dernière stratégie deviendra alors une convention. Mais par quels cheminements cette convention s’établit-elle ?

Schelling a montré qu’une stratégie purement rationnelle est incapable d’amener à elle seule à une solution. Pour Keynes, elle s’établira par des rationalités spéculaires d’ordre croissant (« ego pense qu’alter pense que… mais alter détermine sa croyance en fonction de ce qu’il imagine qu’ego pense… ») mais cette rationalité dite du « concours de beauté » repose sur l’idée que chaque individu sait quels sont les critères de beauté partagés par tous. Schelling montre donc que les intervenants arriveront à s’accorder s’ils trouvent un « point saillant » auquel se raccrocher ; mais l’existence d’un « point saillant » suppose que les échanges sont encastrés dans le social.

Si, en statique, ce point saillant est souvent encastrée dans le social, en dynamique ce point saillant sera généralement la solution précédemment adoptée ; les individus se dirigeront donc dans le sens de la solution précédente et la stratégie s’autoréalisera. Une fois la solution « stabilisée » celle-ci se muera en « convention », convention fondée sur l’adhésion à la croyance et qui, on le voit, n’a aucune raison d’avoir le moindre lien avec la Valeur Fondamentale : de plus, si elle se stabilise suffisamment et n’est pas remise en cause elle apparaitra comme une donnée objective (NB : Orléan n’y fait pas allusion mais on retrouve une démarche qui n’est pas sans rappeler la « construction sociale de la réalité » de Berger et Luckman : http://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/rubrique,la-construction-sociale-de-la,623048.html ). Cependant, pour entrainer l’adhésion collective, la convention aura besoin de s’appuyer sur des arguments convaincants aux yeux de la communauté.

Toujours est il qu’il en résulte une « convention financière » qui est une autoproduction du groupe et marque l’autonomie que la communauté financière a acquis grâce à la liquidité.

Dans cette « communauté », il faut distinguer deux types de spéculateurs stratégiques : les « fondamentalistes sceptiques » (qui profitent des écarts à la convention mais restent dans le cadre de cette convention) et les « contrarians » qui jouent systématiquement contre la convention (André Orléan rappelle le cas emblématique de Georges Soros qui a lui-même développé une théorie de la réflexivité. Voir par exemple : http://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/rubrique,crise-financiere,534621.html ).

Dire que la convention suppose une adhésion collective revient à dire qu’elle peut être remise en cause et le moment de cette remise en cause n’est autre que ce qu’on appelle une crise financière ; dans ce cas, la rationalité autoréférentielle s’écroule et laisse la place à une rationalité stratégique.

Les étapes de la dynamique financière

L’évolution dynamique des marchés passe donc par trois étapes : la « stabilité conventionnelle » marquée par la rationalité fondamentale. L’étape de la « stabilité conventionnelle » a le mérite d’assurer une visibilité dans l’avenir et une stabilité dans les affaires mais elle a l’inconvénient d’engendrer une sous estimation systématique du risque. La deuxième étape est celle du « questionnement stratégique » ; enfin vient l’étape de la « crise autoréférentielle » durant laquelle le risque est surestimé.

Pour illustrer cela, Orléan analyse la crise de 1987. Entre 1982 et la veille du Krach d’Octobre 1987, on a assisté à un triplement des cours, triplement non justifié par les fondamentaux. L’importance de la chute liée au Krach fut aussi sans lien avec les fondamentaux. Pour le montrer, Orléan reprend les travaux de Shiller fondés sur un questionnaire envoyé à des investisseurs institutionnels et à des gérants professionnels (889 réponses) qui montrent que les raisons invoquées de la revente de titres n’étaient pas liées aux fondamentaux mais étaient simplement la chute des cours précédente. Il y eut alors un renversement de la convention d’interprétation et il fallut trouver un « point de saillance » nouveau pour interpréter cette chute : ce point de saillance fut le souvenir de la crise de 1929. Il est intéressant de voir que la crise de 1997 ne connut pas tout à fait le même déroulement car le « point saillant » ne fut plus le souvenir de la crise de 1929 mais celui de la crise de 1987, crise que l’on sut surmonter.

L’architecture financière.

L’architecture financière est composée de trois niveaux : la liquidité, le prix et la convention d’interprétation.

+ La liquidité doit être perçue comme un « rapport social » spécifique qui désigne la capacité à se faire accepter comme moyen de règlement au sein d’une communauté donnée. Il faut distinguer la liquidité bancaire de la liquidité financière : la première repose sur la garantie des dépôts exprimée en Monnaie Centrale et sur la confiance liée à l’utilisation quotidienne de la monnaie bancaire (« confiances hiérarchique » et « confiance méthodique »). La liquidité financière, quant à elle, dépend des marchés financiers et est l’expression d’un projet d’autonomisation de la finance par rapport à la monnaie centrale.

+ La convention d’interprétation peut être une « convention de normalité » assurant le fonctionnement « normal » des marchés. Sur les marchés financiers, celle-ci ne fonctionne que si les variations sont petites c'est-à-dire si on retient le hasard gaussien et les « mouvements browniens ». Le problème, c’est qu’on retient en général un hasard gaussien alors que le hasard des marchés financiers ne l’est manifestement pas (voir : http://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/rubrique,virus-b,534707.html ).

L’évolution historique des conventions boursières s’analyse alors comme une succession de modèles interprétatifs, chaque modèle se définissant par la variable sur laquelle il met l’accent, variable qui assumera la fonction de « point saillant » ou de « saillance cognitive » et s’apparentera à un paradigme au sens de Kuhn : les marchés financiers auront tendance à gommer les contraintes et les anomalies et à conforter les anticipations conventionnelles ; la crise n’intervenant que lorsque les anomalies s’accumuleront et que la communauté financière prendra conscience de cette accumulation.

Dans cet ensemble, les agences de notation devraient avoir un rôle spécifique en éclairant les décisions des intervenants, pourtant le fait qu’elles n’aient pas vu arriver la crise de 1997 montre qu’elles participent au processus mimétique et accroissent l’instabilité de l’ensemble.

La crise financière est donc le moment où il y a rupture de la convention et où l’autoréférentialité ne permet de retrouver un équilibre.

L’essor des marchés financiers transforme le lien social : l’individualisme patrimonial.

Le système économique est aussi le lieu d’une confrontation de pouvoirs.

Orléan distingue trois formes de pouvoirs : le « pouvoir capitaliste » reposant sur la propriété du capital, le pouvoir managérial associé au contrôle de l’entreprise et le pouvoir créancier associé à la possession de l’argent.

On le sait depuis Berle et Means, le pouvoir capitaliste a , un temps, cédé le pas au pouvoir managérial. Aujourd’hui, c’est la question du pouvoir créancier qui se pose mais il faut d’abord rappeler que celui-ci regroupe deux éléments distincts, le « pouvoir bancaire » et le « pouvoir financier ».

Les relations entre ces différents types de pouvoirs permettent de distinguer quelques grands pôles parmi les pays industrialisés.

Le premier pôle, dont le Japon et l’Allemagne sont les exemples les plus typiques, est marqué par l’importance du crédit bancaire dans le financement de l’activité économique, la relative fermeture aux marchés financiers (faible nombre d’actionnaires et importance des participations croisées) et donc une autonomie du pouvoir capitaliste par rapport au pouvoir financier.

Le deuxième pôle, représenté par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, est caractérisé par un recours important au marché financier et un capital des entreprises plus ouvert et dilué que dans le premier pôle. Les entreprises y sont donc plus exposées aux OPA hostiles.                                                              La France se situe dans une position intermédiaire mais avec un capital plus concentré qu’ailleurs.

Il est clair qu’à la fin des années1990, le deuxième pôle tend à gagner en importance (en France, le basculement date de 1996 avec la fusion Axa-UAP). Orléan reprend rapidement la genèse de cette croissance du pouvoir financier : dans un premier temps, le pouvoir managérial s’est autonomisé du pouvoir capitaliste (cf Berle et Means ou Galbraith) mais cette autonomisation favorisera la liquidité, liquidité qui proviendra notamment des marchés financiers (NB : les stratégies de recentrage des grandes entreprises seront, selon André Orléan, une façon d’accroitre la standardisation et l’essor de la liquidité »). L’actionnaire a donc pris le pouvoir face au gérant durant des années 1990 et la régulation fordiste sera supplantée par un « régime d’accumulation financiarisée » pour laquelle la hausse des cours des actions est la seule création de valeur. Dans ce cadre, le marché en vient occuper une place centrale come système d’évaluation publique et accorde une place centrale çà la transparence de l’information.

Mais il reste une confrontation au sein du pouvoir créancier entre la liquidité financière et la liquidité bancaire. La liquidité bancaire (la monnaie) entretient des rapports étroits avec la souveraineté et la Dette (Dette entendue au sens de rapport social définissant l’appartenance d’un être à une communauté) et est donc liée à l’Etat et au citoyen. En revanche, la liquidité financière a une nature « contractualiste » et individualiste opposée au caractère institutionnel de la liquidité bancaire. L’individualisme qui lui est lié, Orléan le nomme « individualisme patrimonial » ; celui-ci s’oppose donc à l’Etat et prend l’impôt et l’inflation pour cibles privilégiées.

Le pouvoir financier avait deux voies pour s’autonomiser du pouvoir monétaire : le premier était, dans une perspective hayekienne, de « privatiser » la monnaie. Cet objectif étant difficilement accessible, on peut considérer que la création de nouveaux titres plus ou moins liquides (entre les titres et la monnaie, à l’image des OPCVM par exemple) ont constitué des solutions de second rang.

L’autre voie possible, et adoptée, a été d’imposer l’indépendance des banques centrales.

A travers ces transformations c’est plus qu’une transformation du financement de l’économie qui est à l’œuvre, c’est un changement de la communauté de référence et une mutation du lien social ; dans cette perspective, l’individu citoyen risque de laisser place à l’individualisme patrimonial.

Las, l’individualisme patrimonial est marqué par son incomplétude et l’auto référentialité propre aux marchés financiers garantit son échec à terme.

Conclusion

On peut alors laisser la parole à André Orléan lui-même. Les extraits ci dessous, publiés en 1999, ont une curieuse résonnance aujourd’hui :

Citation 1

« La logique financière se clôt sur elle-même et devient auto-référentielle : la rationalité économique, faute d’être ancrée dans une médiation sociale qui en détermine la finalité dégénère en rationalité mimétique.

Ce résultat est essentiel parce qu’il donne à voir en pleine lumière l’incomplétude radicale de l’ordre financier, son incapacité à s’autoréguler et à produire de références stables et pertinentes qui permettraient un développement équilibré de l’accumulation. Les crises rapprochées qui jalonnent l’histoire financière des dernières années nous en démontrent la dangereuse actualité (crise boursière de 1987, crises du SME de 1992 et 1993, crise obligataire de 1994, crise du peso mexicain de 1994/1995, crise asiatique de 1997 et crise boursière internationale en octobre de la même année) (« Le pouvoir de la finance » page 254)

Citation2

« L’enjeu empirique de cette réflexion est immense dans la mesure où les économies contemporaines ont pour caractéristiques centrales d’avoir porté le pouvoir financier à un niveau jamais atteint et de l’avoir placé au centre même de leur régime d’accumulation » (« Le pouvoir de la finance » page 195)

Citation 3

« On peut même penser que nous sommes face à une grande crise qui aurait commencé il y a quatre ans au Mexique, qui s’est poursuivie en Juillet 1997 en Thaïlande, en Malaisie et au Philippines pour atteindre en Novembre la Corée, puis la Russie en Aout 1998 et le Brésil en Janvier 1999. Et l’on peut supposer que ce n’est pas fini. Les fragilités sont trop nombreuses comme la bourse américaine surévaluée ou le « peg » de Hong-Kong. La logique est ici de bout en bout financière » (« Le pouvoir de la finance » page 188)

Citation 4

« On retrouve ici toutes les caractéristiques d’une bulle autoréférentielle. Le mimétisme des gérants de l’épargne collective, l’autorenforcement des dynamiques financières et la myopie des anticipations conventionnelles rendent prévisibles une correction de grande ampleur. Il serait cependant hasardeux d’en prévoir la date et l’ampleur exactes. (…) Peut on alors imaginer une transformation en douceur qui verrait les marchés corriger progressivement leurs excès pour proportionner leurs exigences aux possibilités de l’économie réelle ? A cette question, le livre répond « non » (« Le pouvoir de la finance » page 261)

Commentaires

Administrateur de l’INSEE en 1974, directeur de recherches au CNRS puis à l’EHESS, membre du Conseil Scientifique de la Commission des Opérations de Bourse (COB) puis du Conseil Scientifique de l’AMF (Autorité des Marchés Financiers), André Orléan est considéré comme un des économistes « qui comptent ». Pourtant, son livre (et ses recherches en général) s’éloignent des approches dites orthodoxes ou « mainstream ». Mettant l’accent sur les croyances collectives et la construction des conventions, non comme des éléments annexes mais comme le cœur même de l’activité financière, son travail n’est pas sans se rappeler les approches des sociologues ou des psychologues sociaux. De fait, celui-ci s’inscrit dans une démarche plus générale de construction d’une approche « unidisciplinaire» des sciences sociales dont l’économie des conventions constituerait un premier socle.

 

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