Ch. WALTER et M. DE PRACONTAL : LE VIRUS B - CRISE FINANCIERE ET MATHEMATIQUES - SEUIL - 2009

LE VIRUS B - CRISE FINANCIERE ET MATHEMATIQUES 

Ch WALTER ET M. DE PRACONTAL

SEUIL - 2009

 

QUELLES EXPLICATIONS DE LA CRISE FINANCIERE ?

Le déroulement de la crise financière est maintenant bien connu : crise des subprimes et bulle immobilière; premiers signes patents le 18 Février 2007 quand HSBC annonce des pertes records et passage à une situation difficilement contrôlable avec la faillite de Lehman Brothers en Septembre 2008. Cependant, il y a loin d’y avoir unanimité sur les causes profondes de cette crise ; suivant les auteurs on mettra l’accent sur la politique monétaire trop accomodante de Greenspan, sur la dérégulation financière en cours, sur la cupidité des hommes ou l’irrationalité des acteurs. Pour les auteurs de ce livre, si chacune de ces causes a sa part d’explication, aucune n’est totalement satisfaisante.

Par exemple, la participation de Fannie Mae et Freddie Mac à un processus de titrisation stimulé par l’entrée en concurrence avec des organismes privés (Lehman Brother, Wells Fargo,..) montre que l’opposition « marché-Etat », centrale dans l’explication par la dérégulation, n’est pas suffisante.

            De même, les auteurs récusent la thèse (implicitement soutenue par Nicole El Karoui et Alan Greenspan) dite « dualiste » selon laquelle on pourrait diviser les marchés financiers en deux situations types : une situation « normale » qui est régie par le comportement rationnel des agents et que les modèles mathématiques savent modéliser et une situation « anormale », de crise, marquée par l’irrationalité des individus et non modélisable.

            Enfin, peut-on mettre au premier plan la cupidité des prêteurs et l’irrationalité des acteurs qui expliquerait l’endettement excessif des américains et notamment des plus pauvres ? Explication encore insuffisante d’après Ch. Walter et M. de Pracontal  pour qui la pratique de la titrisation a été stimulée par une sous-estimation du risque, sous-estimation due aux hypothèses sous jacentes aux modèles mathématiques mobilisés.

 

LE RÔLE CENTRAL DE LA TITRISATION

La pratique de titrisation, entamée dès 1970 par Ginnie Mae, a connu une complexification croissante à partir des années 2000 avec la création des « Special Purpose Vehicles » (SPV) qui se chargent de racheter les actifs titrisés et émettent pour cela des CDO (Collateralised Debt Obligations) qui représentent des dettes hypothécaires. Ces CDO sont découpés en tranches correspondant à différents nivaux de risque (notés de AAA à D par les agences de notation). A l’origine, l’objectif de la titrisation est de disséminer les risques mais cela a pour défaut de  rendre le système opaque et de diluer la responsabilité individuelle en allongeant la chaine des intermédiaires entre l’emprunteur et le détenteur du titre et en cassant la relation contractuelle directe qui existait entre prêteur et emprunteur. En l’absence de cette relation directe et de la complexité des titres, tout le système repose sur la valeur qu’on leur attribue. C’est là qu’apparait le rôle central des agences de notations chargées d’évaluer ces titres mais il est apparu que ces notations étaient nettement sous-estimées à cause des modèles utilisés. C’est, pour les auteurs, la cause principale de la crise.

 

LE « VIRUS » BROWNIEN

En effet, la plupart de ces modèles reposent sur l’hypothèse des « mouvements browniens » : Brown (1773-1858), en analysant les mouvements de molécules, montre que ceux-ci sont individuellement hasardeux mais suivent des règles probabilistes. Ils correspondent à une situation de « hasard sage » où le processus ne connait pas d’irrégularités extrêmes (par opposition au « hasard sauvage »). Un mouvement brownien est fondé sur trois propriétés : les évènements qui se succèdent dans le temps sont indépendants ; leur variance pendant un intervalle de temps est proportionnelle à cet intervalle ; la loi de probabilité retenue est une loi « normale ». Dans ce cas, 90 à 95 % des phénomènes se distribuent autour de la valeur centrale selon une courbe de Gauss.

Selon ces modèles, les variations ne peuvent donc qu’être de faible ampleur. Pourtant on constate des périodes d’écarts importants par rapport à la moyenne. Dans ce cas, conserver la perception brownienne des marchés pousse à adopter une vision « dualiste » des marchés financiers (avec une situation rationnelle et modélisable et une situation non modélisable et irrationnelle).

Certes il existe d’autres types de modélisations que les modélisations « browniennes » qui ne sous estiment pas autant le risque (les auteurs citent un modèle qui, sur la période 1920-1996, donne un risque de faillite à court terme cinq fois plus élevé que les modèles classiques) mais les auteurs estiment que la logique brownienne a imprégné l’ensemble de la théorie financière et continue à agir sur la majorité des modèles utilisés. Ils comparent donc cette «logique brownienne» a un virus (le «virus B ») qui serait apparu au 19ème siècle, aurait survécu en silence d’autant plus d’un siècle avant de réapparaitre à partir des années 50 dans une population prête à l’accueillir, celle des mathématiciens économistes, et de se répandre massivement durant les années 70 à la manière d’une pandémie.

D’après Ch. Walter, on retrouve les premières traces du « virus B » en 1863 dans le livre de Jules Regnault « Calcul des chances et philosophie de la bourse » ; pour lui, le comportement des spéculateurs suit une « Loi Normale » (si on exclut les mauvais spéculateurs, ce qui est une autre manière de retrouver la division dualiste des marchés financiers) ; cela équivaut à postuler une distribution gaussienne. Regnault estime également que les évolutions des cours sont indépendantes des valeurs prises dans le passé, ce qui les rend imprévisibles, mais qu’il est possible d’établir une loi de probabilité de la variation des cours (« l’écart des cours évolue en raison directe du carré du temps »). 

En 1900, le mathématicien Louis Bachelier présentera sa thèse « Théorie de la spéculation » qui constitue l’acte de naissance de la théorie mathématique de la finance. Dans celle-ci, il retient les caractéristiques du mouvement brownien (adoption de la loi normale, fluctuations indépendantes) mais il va plus loin en postulant que « le cours considéré par le  marché comme le plus probable est le cours actuel ». Ainsi toute prévision reste non seulement impossible mais aussi inutile puisque la meilleure prévision du cours futur est donnée par le cours présent. La thèse de Bachelier sera fraîchement accueillie par les mathématiciens français, notamment par Poincaré, qui en voient probablement les limites et au cours du 20ème siècle, on développera des thèses plus fines (Wiener, Itô).

 

LE REVEIL DU VIRUS B

 Pourtant, ce sont ces travaux de Bachelier qui seront redécouverts dans les années 1950 par P.H. Samuelson : tout se passe comme si les théoriciens américains se servaient des outils modernes tout en conservant la vision ancienne de Bachelier.

L’influence brownienne se retrouvera par la suite dans le modèle de Black et Scholes (1973) dont  on sait le rôle qu’il a pu jouer dans la crise de 1987 et cette influence se renforcera à partir des années 1980 avec les premiers essors de la titrisation.

Mais les financiers sont alors confrontés au problème de l’évaluation des risques de produits financiers tels que les CDO ; les CDO sont composés de multiples créances de façon à ce que cette diversification limite les risques de non remboursement (une «mauvaise» créance étant compensée par une « bonne » créance) mais cela suppose que les créances soient indépendantes les unes des autres, donc que les risques de non remboursement soient non corrélés : si la corrélation est nulle, un défaut de paiement d’un emprunteur sera compensé mais si la corrélation est forte, le risque n’est pas éliminé, bien au contraire. Le problème est donc de réussir à estimer à la fois les risques et à évaluer le prix des différentes tranches ce qui représente un travail extrêmement lourd puisqu’en théorie, pour estimer le degré de corrélation entre les 200 ou 300 sociétés entrant dans la titrisation, il faudrait rassembler énormément de données historiques. En 2000, David Li va proposer une technique permettant de se passer de ces reconstitutions historiques ; il convient alors de corréler les « courbes de crédit » de plusieurs entreprises[1]. Ce modèle aura suffisamment de succès pour être utilisé avec un nouvel instrument financier, le CDS («Credit Default Swap») qui est un coupon représentant une assurance sur le non remboursement d’un CDO (les valeurs des CDO et des CDS varient donc en sens inverse). Mais le modèle de Li fonctionne sur une hypothèse brownienne, ce qui réduit son efficacité, et l’auteur du modèle lui-même a insisté sur les limites de son modèle. En l’absence de prise en compte de ces limites, on a cru éliminer le risque et on a donc multiplié les pratiques de titrisation jusqu’à l’éclatement de la bulle immobilière.

 

POURQUOI UN TEL ATTRAIT DU VIRUS B ?

La cause essentielle de la crise financière est donc la prégnance de la vision « brownienne » des marchés financiers qui suit la redécouverte des travaux de Bachelier par Samuelson. Mais, alors que les mathématiciens français du 19ème siècle avaient résisté à l’attraction du « virus B » (virus brownienne), celui-ci trouve à se développer dans une population plus fragile, celle des théoriciens économiques et trouve à se diffuser rapidement à travers leurs travaux.. Comment, alors, peut-on expliquer l’attraction que cette vision a exercé sur les économistes et les financiers ?

Les auteurs retiennent la simplicité de cette vision (avec deux paramètres, la rentabilité et le risque) mais aussi sa proximité avec l’idéologie des marchés et la vision dualiste des marchés financiers. Pourtant, des « contre-feux » ont existé : un mathématicien tel que Mandelbrot a, dès 1962, averti des dangers de cette vision. De plus des modélisations du « hasard sauvage » ont été développées dans  les années 1990 mais la prise en compte de celles-ci aurait amené à l’adoption de règles prudentielles plus strictes. En effet, dans cette optique, il n’y aurait pas deux états du marché, un sage et un fou, mais un seul marché constamment parcouru de mini-krachs amenés parfois à s’amplifier. A la question « la finance est elle devenue folle ? » on pourrait donner la réponse « la finance a toujours été folle, c’est dans sa nature ».

Il y a donc eu, selon le mot des auteurs, une mutation du virus B dans les années 1950 mais celui-ci a fini par buter sur le principe de réalité que constituent les krachs,…en attendant une nouvelle mutation de ce virus ?

 

COMMENTAIRES

Ainsi donc, selon ces auteurs, la crise financière ne serait due ni à des erreurs de politique monétaire, ni à des inégalités de répartition, ni aux dysfonctionnements de marché mais à la foi excessive dans une représentation mathématique particulière du réel. Dans l’éternel match opposant l’infrastructure à la superstructure, le dernier mot reviendrait à la croyance par sa proximité avec l’idéologie du marché. Mais ne pourrait on pas également envisager le « pragmatisme » (« l’important c’est que çà marche »), l’intérêt (« je sais que le modèle n’est pas fiable mais il me permet de gagner ») et, surtout, ne serait-il pas possible d’envisager dans une perspective cognitiviste l’attrait particulier d’une présentation gaussienne des phénomènes et la description fait de l’essor du « virus B » dans le corps des théoriciens économistes ne pourrait-elle faire l’objet d’une analyse dans le cadre de la théorie des mèmes ? Encore une fois, une collaboration entre les différentes sciences sociales (dont la science économique fait partie) apparait comme potentiellement fructueuse.

 


[1][1] Une « courbe de crédit » retrace la probabilité, sur une perspective de dix ans, qu’une entreprise donnée fasse faillite.

 

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