LA DÉMOCRATIE DISCIPLINÉE PAR LA DETTE

LA DÉMOCRATIE DISCIPLINÉE PAR LA DETTE

(Benjamin LEMOINE – 2022 - La Découverte)

La question de la Dette Publique est généralement polarisée sur celle des débiteurs (« il faut absolument la rembourser »). Lemoine propose de retourner la focale et de s’intéresser au côté généralement invisible, celui des créanciers. Qui détient la Dette Publique et pourquoi ? Il propose également de s’intéresser à l’enchevêtrement entre la finance privée et la Dette Publique, laquelle constitue un champ de luttes sociales. En effet, la question de la Dette Publique a longtemps constitué un élément de « pédagogie économique » : « La Dette Publique c’est mal ! Et si on l’accepte sur certaines périodes il faut absolument la rembourser ». Cependant, on connait des inflexions depuis une dizaine d’années d’une part parce qu’un certain nombre de citoyens commencent à s’intéresser à la question de la création monétaire et au pouvoir de la finance. D’autre part parce qu’avec le maintien de taux d’intérêt historiquement bas (jusqu’en 2022)  se développe un phénomène inédit qui est d’avoir à la fois une augmentation de la masse de la Dette Publique et une baisse de sa charge de remboursement. Lemoine entreprend de décrire comment la question de la Dette Publique est devenue centrale dans la pédagogie économique instillée auprès es citoyens et comment elle remet en cause le fonctionnement démocratique. Alors qu’on met facilement en scène une  concurrence entre Dette Publique et finance privée, il y a au contraire une complémentarité, la Dette Publique assurant l’émission de monnaie dont la finance privée a besoin. Lemoine cite à ce titre Benoit Cœuré (ancien dirigeant de l’A    gence France Trésor) : « Nous avons besoin que la Dette Publique soit sûre (safe) dans la Zone Euro. Elle est vitale pour le fonctionnement du système financier,  analogue à la fonction de la monnaie dans l’économie réelle » (Lemoine p.24). Cela veut dire que si la Dette Publique est présentée comme néfaste, a contrario toute baisse trop brusque constituerait un souci majeur pour la finance privée puisque cette dernière serait privée de titres d’emprunt. Le rôle de la Dette Publique va donc être central mais il faut pour cela qu’elle soit disciplinée par les marchés. Il faut donc constituer un cadre institutionnel favorable à la finance privée autour de quatre axes : dépolitisation de la question monétaire, abandon de l’inflation comme moyen de résolution de la croissance et des dettes, indépendance des Banques Centrales, libéralisation des marchés financiers. Pour ce faire, une doxa est diffusée : la monétisation directe n’est plus possible, l’Etat doit se comporter en « père de famille » et ne pas intervenir directement dans l’Économie ; il ne peut pas y avoir d’ingérence de l’État dans les affaires monétaires et financières ; une technostructure européenne indépendante de l’Etat est indispensable ; elle est chargée de faire respecter les traités européens.  Ajoutons à cela que l’on doit aller vers une marchandisation et une financiarisation des Institutions Publiques, qu’il faut donc mettre en place  des réformes structurelles de libéralisation des marchés ; et, touche finale, les individus doivent être transformés en « petits gestionnaires d’actifs » (d’où la réforme cruciale des retraites). Benjamin Lemoine va donc retracer l’Histoire de cette mise en place.

Le premier chapitre de son livre est consacré à la «  Bondholding class » au 19ème siècle aux Etats –Unis marquant l’opposition entre les « taxpayers » (la paysannerie) et les « bondholders » (détenteurs de titres de la Dette). La Grande Bretagne après Waterloo  a choisi pendant un siècle de rembourser la Dette Publique (qui atteignait 250% du PIB en 1820) en pesant sur les milieux modestes. La question de la Dette Publique ne doit donc pas être vue comme une opposition entre générations mais comme une manière pour la finance privée de contrôler l’État car les classes possédantes « votent avec leurs pieds » en acceptant ou non de souscrire aux emprunts d’État. Certes, le résultat va dépendre également de l’utilisation de la Dette Publique ; si celle-ci est consacrée au financement de services publics elle peut jouer un rôle de redistribution « keynésienne » mais si on lui associe des mesures de rigueur budgétaires (baisse des dépenses publiques et baisse des impôts) elle aboutit à une redistribution des plus pauvres vers les plus riches. Dans ce cas, les plus riches bénéficient de la baisse des impôts (qui crée la Dette) et des revenus des placements d’État. Préférer l’Endettement public plutôt que la hausse des impôts constitue donc un choix de classe. La différence avec aujourd’hui est que la possession directe de titres de la Dette est devenue minoritaire au profit d’une détention indirecte via les banques et les zinzins. Aux Etats-Unis, dans les années 2020, les titres du Trésor Américain surnommés « dollar jaune » sont devenus le support essentiel de la finance en assurant la liquidité des marchés. Mais ces rachats de dettes dans des proportions jamais vues vont biaiser le marché : la dynamique des marchés n’est pas cassée mais réorientée et ce d’autant plus que cette injection massive de monnaie va alimenter prioritairement les patrimoines et la spéculation. Cependant, en France, durant l’après seconde guerre mondiale, le financement de l’État était essentiellement hors marché, sécurisé et inséré dans le contrôle public de l’Économie (circuit du Trésor) : la soutenabilité des Dettes publiques n’était pas une inquiétude. Mais avec le démantèlement progressif de ce circuit de financement, la construction d’une Dette Obligataire se substitue à la précédente où les souscriptions par la finance privée étaient obligatoires. La domination du marché sur la force publique commencera à apparaitre clairement à la fin des années 1960 mais la période cruciale est bien entendu celle des années 1980.

La question des Banques Centrales va être primordiale. Celles-ci sont normalement soumises à une diversité d’objectifs mais la BCE a été limitée à une lutte contre l’inflation et ce choix relève de luttes sociales. Mais après 2008, les priorités changent. A partir du milieu des années 2010 se mettent en place des politique de Quantitative Easing (QE) dont l’objectif n’est pas de sauver les États mais bien de respecter les objectifs des traités européens (2% d’inflation,…) et de sauver la finance en alimentant le marché de liquidités fut ce au prix d’une quasi mise sous tutelle des États (Grèce). En Europe, la division du travail qui consiste à restreindre la puissance publique aux rachats sur le marché secondaire et à laisser le marché primaire au secteur privé aboutit au fait que c’est bien le privé qui, en première instance, établit la valeur des titres. Ce démantèlement progressif de la finance hors marché n’aboutit pas à un libéralisme classique mais à un « néo-libéralisme » où les hauts fonctionnaires de l’État entretiennent e  permanence le doute sur la légitimité de la puissance publique à intervenir directement dans l’économie.  Si la classe des créanciers se fait entendre aujourd’hui c’est surtout par le levier indirect de la structuration de l’offre politique, la hiérarchisation de l’agenda médiatique et la domination croissante du langage financier. Mais pour aboutir à cela, il faut entreprendre un plan de « pédagogie économique » en direction de la population. Benjamin Lemoine distingue trois éléments clés de cette « pédagogie » : 1) Le ratio Dette/PIB. 2) L’idée de « cantonnement de la dette covid » souvent avancé car celui-ci imposerait l’idée qu’il existe une « bonne » dette publique inévitable mais conjoncturelle et une « mauvaise »  dette publique qui doit être gérée avec rigueur. 3) Enfin, pour boucler cette pédagogie il faut transformer chaque individu en « petit gestionnaire » de sa finance d’où le caractère central de la réforme du système de retraite.

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