LA MISE EN SCÈNE DE LA VIE QUOTIDIENNE – TOME 1 – LA PRÉSENTATION DE SOI

LA MISE EN SCÈNE DE LA VIE QUOTIDIENNE – TOME 1 – LA PRÉSENTATION DE SOI

Erving GOFFMAN - Éditions de Minuit – 1973 – 1ere édition originale 1956)

Présentation du travail de l’auteur

Erving Goffman est un des plus célèbres, et des plus importants, sociologues du 20ème siècle mais il peut dérouter qui n’est pas prévenu. En effet, son ambition est de décrypter l’ensemble des interactions qui construisent nos relations sociales et la société. Il ne parle pas d’Etat, de mouvements politiques ou de structures économiques mais de rencontres entre individus, de salutations, de conversations de groupes,… bref de ce que nous pratiquons quotidiennement. Pour cela il a pu choisir des objets peu connus des lecteurs comme la vie dans un centre psychiatrique (« Asiles ») ou les relations avec des personnes stigmatisées, et notamment handicapées (« Stigmates – les usages sociaux du handicap) ; le lecteur a alors le sentiment d’apprendre quelque chose. Mais celui-ci peut être dérouté quand Goffman analyse la manière de dire bonjour ou de se croiser dans la rue et considérer que ces écrits n’apportent rien. Et cela ne touche pas que eos néophytes : selon Raymond Boudon Jaes Coleman était déconcerté par le remue-ménage autour des  écrits d’Erving Goffman et ne voyait pas bien ce que la sociologie était censée lui devoir[1]. Pourtant, la meilleure justification du travail de Goffman que j’ai entendue est celle d’une lycéenne qui avait lu les deux tomes de « La mise en scène de la vie quotidienne » : « C’est étrange ! Je n’ai rien appris du tout mais maintenant je ne regarde plus les choses comme avant ».

INTRODUCTION

Goffman adopte une approche dramaturgique dans laquelle les individus vont jouer un rôle au service d’une scène. Il ne s’agit pas de comparer la vie sociale à une scène théâtrale mais de dire que la vie sociale est une scène. Le problème central est alors de définir quelle est la scène (« qu’est-il en train de se passer ? »), ce que les interactionnistes appellent « définition de la situation ». Celle-ci est co-construite par les participants et chacun doit alors obtenir pour cela le maximum d’informations sur autrui mais comme l’essentiel nous échappe souvent, on doit se « fier aux apparences ». La communication entre individus est toujours très fragile. Les autres nous fournissent des informations sur eux-mêmes soit de manière explicite (par leur comportement, leurs propos,…) soit de manière implicite ou indirecte (par le contexte, leur habillement, le décor,…). Elles permettent donc d’établir la « définition de la situation » dans laquelle nous nous trouvons mais ces informations reposent toujours sur des hypothèses. Nous pouvons contrôler l’information explicite que l’autre nous renvoie en analysant l’information implicite et/ou involontaire mais l’autre peut aussi manipuler l’information pour peser sur la définition de la situation. Il y a une certaine division des tâches dans l’interaction car chacun est libre d’imposer sa définition de la situation dans les problèmes qui le touchent de près ce qui fait qu’on ne s’accorde pas sur la « réalité » mais sur « qui est en droit de parler de quoi » ce qui n’empêche pas de ne pas être dupe (« On n’en pense pas moins »). L’information initiale qu’on se procure sur les interlocuteurs est fondamentale car c’est à partir de celle-ci qu’on définit la situation et qu’on cale notre propre comportement. Ces informations initiales permettent d’établir les statuts et rôles attendus de chacun et cela détermine également les rôles et statuts qu’on doit accepter d’abandonner car ne correspondant pas à la situation. Il peut cependant y avoir des ruptures de la définition de la situation qui provoqueront une gêne (quiproquo, gaffe, perte de la face,…). Face à ces risques de rupture les intervenants usent de deux procédés, les procédés préventifs (informations transmises avant la mise en scène) et les procédés correctifs (procédés utilisés après-coup, excuses, explications destinées à modifier l’interprétation de la situation,…). Ces procédés sont dits « défensifs » s’ils servent à se défendre soi même et sont des « techniques de protection » s’ils sont destinés à protéger autrui ou le groupe lui-même (il peut s’agir, par exemple, de « tact »).

CHAPITRE 1 : LES REPRÉSENTATIONS

La représentation désigne la totalité de l’activité de l’individu pour influencer les autres participants. Elle s’appuie sur l’interaction, les rôles préétablis (ou « routines ») et les statuts.

Sincérité et façade. La représentation va d’abord dépendre de l’activité de l’auteur qui peut se situer sur un continuum entre sincérité absolue et cynisme total. Elle va ensuite dépendre de la « façade » c'est-à-dire du décor (mobilier, lieu, décoration,…), de la « façade personnelle (sexe, âge, signes distinctifs, vêtements,…) dans laquelle il faut distinguer « l’apparence » et la « manière ». L’individu a besoin de « dramatiser » son action afin de mettre l’accent sur certains éléments en veillant à ne pas entrer en contradiction avec l’action elle-même.

L’idéalisation. L’individu cherchera en général à donner une représentation idéalisée de lui-même mais cela l’oblige à renoncer à certaines normes qui seraient incompatibles avec cette idéalisation. Cette représentation idéalisée demandera un travail préalable important : il lui faudra masquer les activités qui sont en contradiction avec la représentation, corriger les méprises et les erreurs avant que la représentation aie lieu, sacrifier certaines activités privées pour valoriser l’activité publique. Enfin, il faudra cacher le travail « laborieux » de mise en place de la représentation qui doit sembler naturelle et spontanée, notamment les « sales besognes » nécessaires à cette représentation. L’individu-acteur est donc face à son public mais il doit faire croire à ce public qu’il joue sa représentation la plus importante et que ses rapports avec ce public ont une qualité spéciale.

 La cohérence de l’expression. La représentation, pour être efficace, doit être cohérente et exempte de perturbations. Goffman distingue trois grands types de perturbations possibles :

+ L’acteur peut donner une impression d’incompétence en perdant son contrôle corporel comme lorsqu’il trébuche ou commet un lapsus.

+ Il peut donner l’impression de s’intéresser soit trop soit trop peu à l’interaction en bredouillant, en prenant un air coupable ou un air absent,…

+ Il peut avoir une direction dramatique inadéquate avec un décor non cohérent par rapport à la représentation.

Ces perturbations, qui peuvent être minuscules, peuvent induire une définition de la situation mineure (ou déviante) qui ira à l’encontre de la définition recherchée. Pour contrer cela, l’acteur essaie de se comporter comme s’il était responsable de tout ce qu’il se passe dans la représentation.

La représentation frauduleuse. La représentation peut parfois être considérée comme « fausse » ou frauduleuse mais pour Goffman la distinction entre vrai et faux n’a pas grand sens dans la plupart des cas. Parfois on attend de cette représentation qu’elle soit frauduleuse et ne corresponde pas aux activités de l’acteur (c’est le cas de la politesse ou des immigrés dont on attend qu’ils adoptent les coutumes locales). Parfois la représentation frauduleuse est suffisamment codée pour être compréhensible par tous (la présentation de la « maison de caractère » dans les annonces immobilières, certaines appréciations de professeurs sur les bulletins scolaires,…). De plus, toute relation sociale doit reposer sur une part de secret ou de non-dit mais il faut veiller à ce qu’une apparence trompeuse d’une routine n’entame pas la crédibilité de l’ensemble des autres routines.

Réalité et simulation. Il faut cependant éviter de distinguer la représentation et la réalité car toute réalité est représentation (et toute réalité est une définition de la situation). De plus on ne peut que rarement faire une distinction entre une représentation sincère ou authentique (confession, déclaration amoureuse) et une représentation mensongère (escroquerie,…) car on se situe en général sur un continuum entre ces deux extrêmes.

CHAPITRE 2 : LES ÉQUIPES

La représentation n’est pas forcément le fait d’une personne seule mais peut être collective ; on parle alors « d’équipe » (bande de copains, groupe, famille,…). Il doit y avoir un consensus et une complicité au sein de l’équipe pour la définition de la situation. Il y aura en général un « directeur d’équipe » qui donne le ton et distribue les rôles mais également un individu au centre de l’équipe (qui n’est pas nécessairement le « directeur ») représentant chacun une forme de pouvoir différente. Les spectateurs de la représentation vont également former une ou des équipes (il n’y a aucune raison qu’il n’y en n’ait qu’une mais c’est en général ce qu’il se passe). Normalement, un individu ne peut pas faire partie à la fois de l’équipe en représentation et de l’équipe spectatrice. L’équipe en représentation doit instaurer une coopération entre ses membres mais celle-ci ne doit pas être apparente si on veut faire accepter l’authenticité et la sincérité de la représentation. Toute équipe en représentation est alors un embryon de société secrète.

CHAPITRE 3 : LES RÉGIONS ET LE COMPORTEMENT RÉGIONAL

Goffman qualifie de région tout espace délimité par des obstacles à la perception. Il distingue trois types de région : la région antérieure (ou « scène ») marquée par le cérémonial et une certaine distance, la région postérieure (ou « coulisses ») marquée par le primat des normes techniques et souvent par une certaine familiarité et enfin les régions extérieures. Une même région peut passer d’un type à l’autre ; par exemple, par leurs comportements les individus peuvent faire passer leur activité commune de la région antérieure à la région postérieure.

CHAPITRE 4 : LES RÔLES CONTRADICTOIRES

Les rôles se différencient suivant la région d’action et l’importance de l’information possédée : ainsi l’acteur possède le maximum d’informations et est le seul à être présent en coulisses alors que le public possède un peu plus d’informations et est présent dans la région antérieure (scène). Enfin les personnes extérieures n’ont aucune information et sont dans la région extérieure. Les équipes doivent contrôler les informations qui pourraient être destructrices pour la définition de la situation et doivent pour cela opter pour le secret. Goffman distingue trois types de secret au sein d’une équipe : les secrets inavouables, les secrets stratégiques (qui permettent de faire adhérer le public à la définition de la situation en vigueur) ; les secrets d’initiés qui instaurent une distance sociale entre initiés et non initiés. Mais un secret peut être aussi connu de deux équipes. Goffman distingue dans ce cas les secrets de confidence qui doivent être nécessairement gardés si l’individu qui le porte veut être jugé digne de confiance. Mais il y a aussi les secrets sur autrui dont on dispose librement et qu’on pourrait révéler sans crainte pour sa propre réputation. Toutefois, certaines positions troublent les relations simples entre région, information et fonction ; ce sont les « rôles contradictoires ». Goffman distingue cinq positions possibles : le délateur (qui a accès aux coulisses et dévoilent des informations secrètes au public). La comparse (un acteur qui agit comme le public) ; le contrôleur (qui contrôle le comportement des acteurs alors qu’il est membre du public). L’entremetteur (qui connait des secrets des deux équipes et joue la dessus). La « non personne » qui n’est ni acteur ni public mais qui assiste à la scène (par exemple, le domestique).

CHAPITRE 5 : LA COMMUNICATION ÉTRANGÈRE AU RÔLE

En cas de crise, il peut y avoir des expressions montrant qu’on est conscient de la crise. C’est ce que Goffman nomme les communications étrangères au rôle. Il en distingue quatre sortes :

+ Le traitement de l’absent : l’équipe se retrouve en coulisses pour se moquer du public. Il ne s’agit pas d’une hypocrisie mais d’une nécessité fonctionnelle pour accroitre la solidarité au sein du groupe. On pourra penser aux enseignants qui parlent des élèves de manière peu obligeante, aux employés des pompes funèbres qui alignent les plaisanteries cruelles,…

+ Lorsque le public est absent, l’équipe rediscute de la « mise en scène » et des éléments à améliorer.

+ La complicité d’équipe : En présence du public un des membres de l’équipe peut tenir un discours ou un comportement à double sens à la fois en direction du public et en direction de son équipe (l’élève qui est excessivement obéissant pour plaire à l’enseignant et pour faire rire ses camarades,…).

+ Les opérations de réalignement. Ce sont les opérations destinées à réajuster les liens entre deux équipes (réduire la distance qui les sépare, par exemple). Elles consistent à émettre des informations sous jacentes aux deux équipes sans que cela remette en cause l’interaction officielle. Ça peut être les informations personnelles échangées entre deux individus sur le statut de chacun afin d’éviter des impairs en public. Ça peut être des demandes implicites entre deux équipes qui ne pourraient pas être émises explicitement sans remettre en cause l’interaction. Ca peut être les plaisanteries ou les « piques » dans le domaine amical qui rapprochent les individus.

CHAPITRE 6 : LA MAÎTRISE DES IMPRESSIONS.

La scène mise en place peut faire l’objet de ruptures comme les maladresses, l’intrusion d’une personne extérieure, les faux pas ou les ruptures volontaires (comme les esclandres). Pour se protéger des effets de ces ruptures, une maitrise des impressions est nécessaire. Ce sont des techniques défensives qui sont de plusieurs ordres.

+ La discipline dramaturgique : l’acteur doit adhérer à sa représentation.

+ La loyauté dramaturgique : les acteurs ne doivent pas révéler les secrets dont ils sont détenteurs ; on va chercher à accroitre la solidarité au sein du groupe et éviter les liens d’amitié entre acteurs et public.

+ Les techniques de circonspection : choisir des acteurs loyaux, mettre en place des techniques de vérification de cette loyauté, choisir le public qui conviendra au spectacle donné. Contrôler la façade quand l’information est faible.

Mais il faut aussi que le public protège l’équipe. Si le public est en situation d’entrer dans les coulisses, il doit prévenir par un signe. S’il y entre il doit faire preuve de discrétion, faire semblant de n’avoir rien vu (« tact »). De même, le public peut faire semblant de ne pas voir un « faux pas ».

Il peut également arriver que le public, par tact, fasse semblant de ne pas voir mais que l’équipe voit bien que ce public fait semblant. Il y a alors, pour un instant, une suppression de la frontière entre équipe et public. Dans tous ces cas, l’acteur ou l’équipe doit être conscient de l’effort fait par le public et adapter son comportement en conséquence

CONCLUSION

Erving Goffman se situe dans le cadre de l’analyse des organisations mais il prend ce dernier terme dans un sens large comme « lieu délimité par des barrières à la perception et dans lequel se déroule une interaction sociale ». Ça peut donc être aussi bien un atelier d’entreprise qu’un rapport entre amis ou une rencontre entre parents et enfants. Il distingue quatre types d’approche des organisations : l’approche technique qui juge de l’efficacité de l’organisation en fonction des objectifs de celle-ci. L’approche politique (on peut penser aussi à l’approche stratégique) qui s’intéresse aux relations de pouvoir au sein de l’organisation. L’approche structurale qui s’intéresse aux différenciations verticales ou horizontales dans le groupe. Enfin l’approche culturelle met l’accent sur les valeurs du groupe. Erving Goffman adopte une « approche dramaturgique » (« le monde est une scène ») qui recoupe ces quatre approches : chaque interactant teste les qualités techniques des autres (en termes d’interaction). Chacun va juger les autres sur ses capacités à peser sur chacun (approche politique) et va maintenir les statuts en vigueur (structural) ainsi que les normes morales. Les ruptures de la routine sont donc essentielles à étudier car elles ont des répercussions aux trois niveaux que sont l’individu, l’interaction et le groupe (voire la Société). Au niveau de l’individu, il faut distinguer l’acteur qui utilise les moyens à sa disposition pour assumer son rôle et le personnage (qui coïncide avec le « moi ») qui n’est pas la cause mais le produit des interactions et des représentations. La rupture remet d’abord en cause l’image que l’individu responsable (par un faux pas ou une maladresse) a de lui-même.

Goffman indique cependant qu’il faut se méfier de l’application de son modèle d’analyse tel quel à d’autres sociétés. Si on se risque à la comparaison interculturelle, il faut alors le faire avec une extrême prudence.

 

[1] Raymond Boudon : « La conversion de Coleman à la théorie du choix rationnel : impressions et conjectures » - Revue française de sociologie 2003/2 (Vol. 44) https://www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-1-2003-2-page-389.htm

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