Antoine et la financiarisation du pinard

ANTOINE ET LA FINANCIARISATION DU PINARD

ANTOINE INVENTE LES OPERATIONS A TERME.
Deux fois par an, Antoine allait avec un de ses amis chez un viticulteur de leurs connaissances, monsieur Filstrup, histoire de regarnir une cave régulièrement vidée. Le vin de cette année était remarquable mais un peu cher, environ 12 Euros le litre pour du vin acheté en vrac .
- Vous devez faire de bonnes affaires, avança Antoine.

- Oui, lui répondit le viticulteur, l'été a été chaud et ensoleillé ce qui m'a donné un vin d'excellent qualité. Ca explique le prix. Mais ne croyez pas que c'est toujours comme ça.

- C'est-à-dire ?

- C'est-à-dire que nous avons eu deux étés pourris et le vin a été à la mesure. La première année je m'en suis tout juste sorti, j'ai pu vendre à 7 euros le litre, c'est à peu près ce que me coûte la production d'un litre. Mais l'année suivante a été catastrophique...5 euros le litre...chaque fois que je vendais du vin je perdais de l'argent.

- Pourquoi vendre alors ?

- Ben...si je ne vends pas, je perds encore plus. Je pourrais bien sûr attendre quelques années en espérant pouvoir vendre un peu plus cher mais...

- Mais... ?

- Mais j'ai des charges à couvrir : l'entretien des vignes et de la terre, le remboursement des cuves et tout le reste.

- Mais pourquoi ne pas adapter vos charges au prix de vente de votre vin ? demanda Antoine

- On voit bien que vous ne connaissez pas le métier ! Mes charges, je les avance entre le mois de janvier et le mois de juin...le vin, je ne le vends que l'année suivante et je ne connais la qualité du vin qu'une fois l'été passé ; Si l'été est pourri, tant pis pour moi.

- Donc, il ya des années où vous pouvez faire de gros bénéfices et d'autres où vous faites des pertes...mais est ce que tout cela ne s'équilibre pas ?

- Sur le long terme, c'est ce qui arrive mais si j'ai trois mauvais étés de suite, je risque de mettre la clé sous la porte.

- En fait, ce qui vous pose problème c'est que vous êtes dans l'incertitude de ce que vous gagnerez.

- Voilà ! Je ne suis pas sûr de mes gains : je peux aussi vendre 12 euros que 5 euros le litre. Mais je suis sûr que le cout de production est de 7 euros par litre. Dans le premier cas je fais un bénéfice de 5 euros, dans le deuxième cas je perds 2 euros. Dans ces conditions, il est difficile de programmer mes investissements.

Antoine pensa quelques instants puis dit au viticulteur :
- Monsieur Filstrup , je peux vous proposer quelque chose

- Proposer quoi ?

- Moi je vous achète votre vin de l'année dès le 1er Mai.

- Mais mon vin ne sera pas fait, je n'aurai même pas encore vendangé.

- Attendez, je vous achète votre vin 9 Euros le litre. Comme çà, vous êtres sûr de faire 2 euros de bénéfice. Si l'été est beau et que votre vin se vend douze euros, je suis gagnant et votre bénéfice n'est que de 2 euros au lieu de 5 mais au moins vous n'avez pas perdu.

- Et si l'été est mauvais... ?

- Si l'été est mauvais, le vin ne se vend que 5 euros, c'est moi qui suis perdant. Vous vous conservez vos 2 euros de bénéfices.

- Comme ça je ne prends plus de risques.

- Voila, c'est moi qui assume le risque. Nous avons transféré le risque de vous vers moi.

- Et moi je suis sûr de ce que j'aurais pour mes prochains investissements.

- Voila.... !

- C'est bien votre technique ! Ca porte un nom ?

- Oui, c'est une « opération à terme » : nous faisons la vente mais nous signons le contrat aujourd'hui et reportons la vente effective à plus tard

C'est ce qu'ils firent l'année suivante et Antoine a bien joué : l'année fut excellente, Antoine acheta son vin 7 euros et le revendit 12. Au bout de quelques années, la pratique commença à être connue et à se diffuser si bien qu'il s'établit deux marchés : le marché du vin qu'on achète au jour le jour, dit « marché au comptant », et le marché sur lequel Antoine intervient, le « marché à terme ».

 

L'ESSOR DES OPERATIONS DE FINANCE

Cette année là, Filstrup fit une récolte étonnamment prolifique de vin de qualité et, bien qu'il aurait pu le vendre aisément à terme, il proposa à Antoine de le lui acheter (il trouvait normal d'accorder une préférence à celui qui lui avait fait découvrir le principe des opérations à terme). Cependant, la quantité à acheter devint impressionnante (çà tournait dans les 4 ou 5000 litres) et, malgré ses réussites passées, Antoine n'avait pas la somme suffisante pour faire cet achat. Il y avait pourtant là une bonne affaire en perspective et ce d'autant plus qu'il venait de rencontrer un importateur japonais qui cherchait à développer la vente de vins français dans son pays. Antoine fit ses comptes : il devrait débourser 45 000 Euros qu'il n'avait pas mais il pouvait revendre ce vin, au prix de 13 euros cette fois ci , au négociant japonais. La première solution était de faire un emprunt de 45 000 Euros mais il fallait que le remboursement (remboursement du capital plus les intérêts) ne dépasse pas (13x 5000litres) soit 65 000 Euros. L'autre solution était de vendre à terme : il li suffisait de signer avec l'importateur japonais un contrat équivalent à celui qu'il avait signé avec Filstrup, stipulant qu'à terme il lui vendrait 5000 litres à 13Euros le litre. Ainsi, le même jour Antoine achèterait le vin à Filstrup et le revendrait à l'importateur japonais. Avec quel argent ? Il suffit de faire un emprunt de quelques heures...on peut même dire qu'il achète le vin avec le prix de la vente (il vend la peau de l'ours avant de l'avoir tué).
Mais s'il n'y a pas besoin de mise de fonds préalable, pourquoi s'arrêter ? Au fond il n'y a pas de limites à ces opérations. Antoine put donc accroitre ses achats et ventes de vin.
Mais c'est là que le bât blesse : Antoine ne fut évidemment pas le seul à procéder à ces opérations ; nombreux furent ceux qui s'y mirent et, en conséquence, le prix du vin se mit à augmenter démesurément. Bien sûr, ce n'était plus exactement des barriques de vin qu'on s'échangeait mais des titres de vin (même plus des papiers seulement des données électroniques) ; on pouvait ainsi échanger du vin un peu partout dans le monde.
Là-dessus, d'autres activités se greffèrent. Par exemple, comme le prix du vin dépend du beau ou du mauvais temps en été, on se mit à assurer le vin contre le mauvais temps puis on se mit à acheter et vendre les titres représentant ces assurances sur un marché à terme. Il se produisit donc des ventes et des achats sur des titres attachés aux ventes de vin.
Très vite, on spécula sur ces titres qui prirent des valeurs largement indépendantes des prix du vin en vigueur. La financiarisation du pinard prit de l'ampleur sans grand rapport avec le vin lui-même.

 

LA TITRISATION DU PINARD

Une autre évolution eut alors lieu...les viticulteurs, voyant leurs capacités de production s'agrandir, commencèrent à chercher des fonds sous formes d'actions et d'obligations (ils empruntaient donc au public) et s'engagèrent à rembourser leurs créanciers moyennant un intérêt avec les résultats de leurs ventes. La pratique se répandit sur tout le pays aussi bien pour les crûs très cotés que pour les vins de médiocre qualité. Evidemment les possibilités d'emprunt étaient moins grandes pour ces derniers, si bien que les producteurs de « petit vin » étaient obligés de proposer des taux d'intérêt plus élevés.
Cette pratique commença un peu avant que les prix du vin décollent et il y avait un certain risque dans les placements : en effet, si la récolte était mauvaise, l'épargnant risquait de ne pas recevoir de dividendes (s'il était actionnaire) ou de ne pas être remboursé (ou mal remboursé) en cas de faillite. Et encore, tout dépendait de la région choisie : certaines années, le temps avait été clément dans les vignes du Nord-Ouest mais détestable dans les vignes de l'Est du pays. Bref, il n'y avait pas une totale sécurité pour son épargne.
Ce fut un banquier qui trouva la solution : il acheta des titres de différentes vignes des quatre coins du pays ; ainsi, il diversifiait les risques puisque lorsque le temps était médiocre dans une région, il pouvait être clément dans une autre. Par exemple il achetait pour 10 000 euros de la vigne du Nord, 5000 de la vigne du sud, 3000 des vignes de l'Est et 1000 des vignes de l'Ouest ce qui fait un total (un « portefeuille ») de 19000 Euros de titres sur les vignes : un épargnant moyen aurait été bien incapable de faire un tel achat. Ensuite, le banquier découpa ces titres en parts de 1%, c'est-à-dire qu'il fabriqua un portefeuille contenant 1% de chaque titre sur les vignes, ce qui fait un portefeuille contenant 100 euros des vignes du Nord, 50 des vignes du Sud, etc ... soit 190 Euros, ce qu'un petit épargnant peut acheter. Ainsi, le banquier permet aux petits épargnants d'accéder à ces placements et permet aux viticulteurs de bénéficier de l'épargne des petits épargnants.
Face à la diversité des demandes des épargnants, le banquier se mit à fabriquer des titres différents avec des proportions différentes d'actions et d'obligations. Puis il rajouta d'autres titres : des contrats d'assurance sur le temps, par exemple. Les autres banquiers en firent autant et se mirent eux-mêmes à offrir leurs « produits financiers », fabriquant des titres de plus en plus compliqués. Ces titres firent l'objet d'achats et de ventes au comptant mais aussi à terme, ce qui ne simplifia pas les choses.
Et puis, on se mit à mélanger les premiers portefeuilles avec de seconds portefeuilles. Pour faire image, imaginez que l'on fasse un cocktail avec deux alcools différents puis un deuxième avec deux autres alcools et un troisième, un quatrième,...imaginez ensuite que l'on fabrique de nouveaux cocktails en mélangeant les premiers cocktails et qu'on vende le tout au comptant et à terme.
Evidemment, au bout d'un moment, les épargnants ne savent plus très bien ce qu'ils achètent : il était facile de savoir qu'on achetait une obligation sur quelques hectares des vignes du Nord mais on savait qu'on pouvait perdre beaucoup si le vin du Nord ne se vendait pas une certaine année. Avec ces nouveaux titres, on sait qu'on diversifie les risques et qu'une perte sur une activité sera compensée par les gains sur une autre mais on ne sait plus très bien ce qu'on a dans notre portefeuille : des actions et des obligations sur les vignes du nord, de l'est, du centre, des contrats d'assurance, des titres sur des devises,... Parfois même, les banquiers eux mêmes ne savaient plus très bien ce qu'ils vendaient.
Comment alors évaluer la valeur des différents portefeuilles de titres ? On fit appel à des agences de notation : des spécialistes chargés de contrôler la valeur et le risque associé aux différents portefeuilles ; ainsi, les portefeuilles les plus rémunérateurs et les plus sûrs sont notés AAA, les suivants AA,...et ainsi de suite jusqu'à la note D. Par conséquent, sans savoir ce qu'ils achetaient, les épargnants avaient une certaine garantie sur la valeur de ce qu'ils possédaient.

UN VIN QUI BULLE

De toutes façons, tout allait bien. Les prix du vin ne cessaient d'augmenter, stimulés par les opérations à terme, et les épargnants ne cessaient d'augmenter leurs gains à l'aide des multiples « produits dérivé s » (c'est-à-dire les portefeuilles de titres fabriqués à partir d'autres portefeuilles de titres). En fait, il se produisait une « bulle » : les prix du vin déterminés sur les marchés dépendaient de plus en plus des mouvements spéculatifs et de moins en moins de ce que les individus auraient accepté de dépenser pour une bouteille, aussi bonne soit elle. Dans une bulle spéculative, on achète un produit pour le revendre plus cher à quelqu'un qui l'achète pour le revendre plus cher, etc... De toute évidence, le processus devra bien connaitre une fin mais à quel moment ?
A un moment ou un autre la « bulle » éclate c'est-à-dire que les spéculateurs commencent à se dire que les cours ne pourront plus augmenter et commencent à revendre leurs titres, entrainant un processus de chute des cours, processus qui s'amplifie puisque chacun revend parcequ'il voit les cours baisser et contribue ainsi à renforcer l'ampleur de la chute.
Mais là où la situation devient catastrophique, c'est que ceux qui s'étaient endettés pour acheter des titres de vin en espérant rembourser leur emprunt grâce à la hausse des cours, se retrouvent dans l'incapacité d'honorer leurs remboursements. Ceux qui avaient acheté à terme durent acheter le vin à un prix déterminé antérieurement, nettement supérieur au prix en vigueur ; ils ne purent donc pas honorer leurs engagements.
Même le processus de diversification des titres fut remis en cause : en effet, la diversification permet de réduire les risques à une seule condition, c'est que les produits soient bien indépendants les uns des autres ; par exemple, s'il y a une mauvaise récolte dans les vignes du Nord, on peut espérer qu'elle sera bonne dans les vignes de l'Est ou du Sud et donc la baisse des cours pour les uns sera compensée par la hausse des cours pour les autres. Le problème, nous l'avons vu, est que le prix du vin ne dépendait plus de la qualité des vendanges mais de l'offre et de la demande spéculative sur les marchés si bien qu'il n'y a plus de diversification des risques, tous les risques sont corrélés.
Les agences de notation furent dans l'embarras : en effet, elles évaluaient les risques des titres à partir de modèles mathématiques dont une des hypothèses de base était que les titres sont « non corrélés » (indépendants les uns des autres) or ils s'avèrent très corrélés. Les agences durent donc changer leurs notations et rétrogradèrent certains titres de AAA à AB, par exemple ; évidemment les détenteurs de ces titres se retrouvèrent avec un patrimoine réduit et les épargnants ne savaient plus très bien ce que valait ce qu'ils possédaient.

UNE PIQUETTE QUI BULLE ET UNE BULLE QUI PETE

Mais il y eut pire : dans une petite région du centre, enclavée entre trois collines, il y avait quelques vignerons qui faisaient un vin particulièrement invendable ; une piquette qui avait la particularité de vous entrainer plus souvent aux toilettes que dans l'euphorie. Leur vin quasiment toxique était donc vendu à de très bas prix et ces vignerons survivaient à peine grâce à leur activité mais eux-mêmes furent pris dans le mouvement d'opérations à terme et de titrisation. On accepta de leur prêter pour qu'ils produisent (contre des titres qui ne sont pas autre chose que des reconnaissances de dettes) et, peu à peu, on intégra leurs reconnaissances de dettes dans les différentes « portefeuilles » dans des proportions variables.
Avec la bulle tout allait bien ! Les titres de cette piquette se vendaient aussi bien que les autres, surtout dans ces portefeuilles « titrisés», mais avec la chute des cours, les gens commencèrent à se demander ce qu'ils avaient dans leur portefeuille mais ceux-ci étaient devenus tellement compliqués qu'ils ne savaient pas quelle proportion de piquette ils possédaient ; ils essayèrent bien de revendre ces portefeuilles mais personne ne voulait acheter ne sachant pas s'il y avait 1% ou 10% de titres de piquette. Imaginez qu'au cours d'une soirée on fasse des « cocktails de vin » (ce n'est pas conseillé mais c'est pour les besoins de la démonstration) et que le bruit se mette à courir qu'il y a dans ces cocktails un vin qui rend malade, mais ce vin se retrouve dans des proportions différentes suivant les verres sans qu'on sache quels sont les verres contaminés et ceux qui ne le sont pas. On peut imaginer que les gens arrêteront de boire à moins d'être vraiment très saouls). Le système se bloque.
De la même manière, le système financier se bloqua. Plus personne ne put vendre ses titres à autrui. Cela toucha ensuite le secteur bancaire puis le secteur réel, et le secteur viticole en premier.
Mais ceci est la suite de l'histoire.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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