Le corps fragile des super-Héros
LE CORPS FRAGILE DU SUPER-HEROS
Texte de l'intervntion au colloque du festival "Souterrain VI" - Nancy - le 29 Septembre 2011
PRESENTATION
Le premier super-héros officiel, Superman, a été conçu comme invincible et doté d’un corps parfait, ce qui a très vite posé des problèmes narratifs et de conception même du super-héros. On a donc du inventer, après coup, un « talon d’Achille » à savoir la kryptonite. Les Super-Héros Marvel de « l’Âge d’Argent » (1961-1973) ont été généralement conçus comme ayant un corps imparfait. Soit le handicap concerne leur alter-ego (problèmes cardiaques de Tony Stark, handicap physique de Don Blake), soit il concerne le super-héros lui-même (difformité de La Chose et de Hulk), les exceptions sont rares (Red richards, Jane Storm,…). Dans tous les cas, il constitue un stigmate dont la gestion fait l’essentiel de l’attrait du personnage et qui peut être analysé à l’aide des outils des sociologues et psychosociologues. Cela n’est pas sans répercussions sur la personnalité et l’identité du super-héros ; « corps » et « esprit » ne doivent ils pas être considérés, sinon comme un, en tout cas dans leur interaction continuelle ? Se polariser sur la seule puissance et perfection du corps laisse donc passer des éléments essentiels de la compréhension des super-héros, à savoir leur imperfection. N’y a-t-il pas là un reflet de nos fantasmes actuels ? Avec les progrès de la génétique, nous craignons tous la « tentation de l’enfant parfait » mais derrière cette tentation quelles faiblesses voulues ou non voulues pourraient se cacher ? |
La cause est entendue, le super-héros est un surhomme au corps invincible et parfait. Cela semble tomber sous le sens et c’est ce qui ressort du texte de présentation du colloque : « Dès son apparition, le héros affirme sa différence de nature avec le commun des mortels par ses pouvoirs hors normes, sa force surnaturelle ou son invincibilité qui semble le placer à mi-chemin entre les hommes et les dieux ». A ce corps parfait serait associé un caractère hors-norme : « Sa force de caractère ou son immense sagesse peuvent également faire de lui un être à part. » Il serait la personnification d’un rêve commun : « Se rêver SUR-HOMME : plus fort, plus performant, plus intelligent, plus beau, plus rapide et plus invulnérable. Il faut bien l’admettre, le mythe du surhomme ne s’est jamais aussi bien porté qu’aujourd’hui. » Enfin , il serait l’antidote d’un homme mortel qui se sait imparfait : « Le héros deviendrait un guide, voire même un messie, autour duquel une société pourrait élaborer ses valeurs et ses représentations de ce que pourrait/devrait être l’homme idéal. Comme si l’homme se savait secrètement inachevé, incomplet, en perpétuel devenir et en quête d’amélioration. »
Il est très probable que ces intentions furent présentes chez les créateurs de Superman, Shuster et Siegel, et qu’elles devaient probablement faire office de compensation à leur position sociale peu enviable. Cependant, ce qui était peut-être vrai pour les premiers super-héros du « Golden Age » semble plus sujet à caution et mérite analyse pour ceux du « Silver Age » (1961-1973) et notamment pour les Super Héros Marvel[1]. Par convention, on nomme « Silver Age »(ou « Âge d’Argent ») la période qui débute par la création des « Fantastic Four » qui a renouvelé le genre des super-héros. On considère en général que les super-héros de cette période sont plus fragiles, moins « tout puissants », plus humains que ceux de l’Âge d’Or. Le « Silver Age »se clôt avec l’assassinat de Gwen Stacy, la fiancée de Peter Parker, alias Spider-Man, huit ans après son apparition. Avec ce décès disparait une forme de candeur ou de naïveté associée jusqu’alors aux récits de super-héros.
Il est difficile de parler « du » super-héros (au singulier) dans la mesure où la catégorie des super-héros n’est pas homogène : on peut les classer selon leur âge, la nature de leur superpouvoir ou leur apparence corporelle. Selon ce dernier critère, on peut classer les super-héros en cinq grandes catégories (I). Nous verrons alors que les corps des super-héros sont généralement très loin d’être parfaits (II) et cela nous amènera à relativiser la thématique du « surhomme » (III).
UN « CORPS PARFAIT » ?
Les super-héros sont loin d’avoir tous un corps parfait. De ce point de vue, on peut distinguer cinq catégories : le corps monstrueux, le corps animiste (animal ou renvoyant à des éléments naturels), le corps machine (hommes artificiels, machine, armure,…), le corps absent, le corps mutant et enfin le corps parfait, un même super-héros pouvant appartenir à plusieurs de ces catégories.
Le corps monstrueux.
D’après le« dictionnaire historique du français » d’ Alain Rey (Rey-1992)., le terme « monstre » vient du latin « monstrum » (dérivé de monere « attirer l’attention sur») qui désigne un « prodige avertissant de la volonté des dieux » et au 12ème siècle il désignera un être au physique ou aux mœurs étranges propre à provoquer le dégoût ou le rejet. Le monstre peut donc être physique mais aussi mental. Sans remonter aux deux monstres les plus célèbres, Golem et le monstre de Frankenstein, on sait par exemple combien le cinéaste Todd Browning a joué sur le thème de la monstruosité physique et visible opposée à la monstruosité intérieure, morale et invisible (Browning 1927 et 1932). Certains surhommes ne sont manifestement parfaits ni de corps ni d’esprit. L’exemple le plus évident est celui de Hulk, monstre à la peau verte, incapable de raisonnement, au quotient intellectuel d’un enfant en bas âge et qui, par la même, échappe aux catégories du bien et du mal. Ben Grimm, dit La Chose, n’est, mentalement, pas un monstre mais il n’est pas pour autant parfait : en témoigne son ressentiment compréhensible consécutif à sa transformation et ses accès de colère.
Le corps animiste.
Dans la conception de l’animisme, chaque élément de la nature est gouverné par une entité spirituelle ou âme. Il ya quelque chose de proche chez nos Super-Héros qui ne sont pas les esprits de la nature mais semblent parfois habités ou en être les porteurs. Qu’ils soient associés aux éléments naturels – Iceberg et la glace, La Torche et le feu, Namor ou Triton et l’eau, La Chose et les minéraux, …- ou qu’ils soient des représentations totémiques des animaux dont ils tirent les caractéristiques – l’araignée, le scorpion, la sauterelle,…- la liste est interminable.
Le corps machine.
Dans certains cas, le super-héros tire ses pouvoirs d’adjonctions matérielles et d’apports techniques . C’est le cas d’Iron-Man et de son armure, du gladiateur qui tire sa force de ses disques de métal fixés à ses poignets, de docteur Octopus dont les tentacules métalliques sont intégrées au corps, de l’homme aux échasses, ou du Cap Marvel, par exemple,…
Le corps absent.
On ne peut pas oublier l’importance du corps absent qui prend la forme de « corps astral » chez certains (Docteur Strange, Professeur Xavier, Magnéto,…). Ce corps astral permet de rapprocher ces héros et vilains du personnage du chamane dans certaines sociétés.
Le corps mutant.
Les super-pouvoirs et le corps du super-héros peuvent être obtenus de multiples manières : accident, magie (Golem), chirurgie (Frankenstein),…mais le procédé privilégié chez les super-héros du Silver-Age est la mutation génétique, ce qui est logiquement en phase avec les découvertes scientifiques du moment. Ainsi, le monstre de Frankenstein, dont le roman date de 1818 n’aurait pas pu être créé à partir de mutations génétiques mais l’a été à l’aide de la chirurgie et de l’utilisation de l’électricité (Shelley-1818). H. G. Wells, dans « l’île du docteur Moreau » (Wells - 1896), se fonde explicitement sur la théorie darwinienne de l’évolution. Captain America est créé à l’aide d’une substance chimique. Dans les récits Marvel, l’électricité et la chimie ont laissé place à l’énergie du moment, l’énergie nucléaire, qui est censée être à la base de la majorité des mutations (Spider-Man, Daredevil, les X-Men,...).
Le corps parfait.
Le corps parfait existe certes chez les super-héros mais il est plus rare qu’on ne l’imagine. Et pour indiquer toute l’ambigüité de la notion, il suffit de rappeler le cas du Surfer d’argent qui a incontestablement un corps esthétiquement parfait mais qui est traité de monstre par les terriens. De même, les X-Men sont fréquemment qualifiés de « monstres » par les humains à cause de la peur qu’ils suscitent.
Ces diverses dimensions ne sont donc pas exclusives les unes des autres. Hulk par exemple, entre aussi bien dans la catégorie des monstres que dans celle des mutants.
IMPERFECTION DU CORPS.
Le corps handicapé.
Il y a en réalité peu de corps parfaits chez les super-héros Marvel et, pour la plupart, compensent la puissance de leur superpouvoir et de leur corps est compensée par une faiblesse ou un handicap. L’idée de compenser des superpouvoirs par un handicap se retrouve très tôt dans l’histoire des super-héros. Superman lui-même voit son invulnérabilité remise en cause quand il est contact avec de la kryptonite (rouge ou verte). Mais il apparait que ce handicap a été intégré après coup, ses premières apparitions datant de 1943 dans une émission de radio et de la fin des années 1940 dans les comics eux-mêmes. Il est clair que cette introduction tardive est due à des contraintes narratives : Superman manquant d’adversaires crédibles et à sa hauteur, le mieux était de l’affaiblir. La situation est différente pour les super-héros Marvel de l’Âge d’Argent (1961-1973). Car pour la plupart d’entre eux, il y a handicap et ce handicap est intégré dès la naissance du super-héros voire est inhérent au superpouvoir. Le handicap peut toucher non le corps du super-héros mais celui de l’alter-ego : Don Blake, médecin boiteux, alias Thor, Tony Stark cardiaque,… Le Prof X n’a pas d’alias mais il est à la fois paralytique et doté d’une puissance mentale hors du commun. Dans ces cas, le handicap est l’élément uniquement compensateur du superpouvoir. Le handicap peut également être inhérent au super pouvoir. Chez Daredevil, par exemple, le handicap est la source même du super pouvoir. En effet, c’est sa cécité qui a permis le développement de ses autres sens.
Le corps incontrôlable.
Si, pour Daredevil, le handicap est source de pouvoir, chez d’autres c’est le superpouvoir qui est source de handicap. C’est ce qu’on retrouve chez les deux frères Summers, Scott alias Cyclope et Alex dit Havok. Cyclope ne peut contrôler le rayon laser qui émane de ses yeux et est obligé pour cela de porter des lunettes protectrices. Ce pouvoir, qui fait de lui un des super-héros les plus puissants du monde Marvel, fragilise totalement sa vie personnelle ; en effet, il doit veiller à ce que ses lunettes ne tombent jamais, au risque de tuer ceux qui sont près de lui et il n’ose pas avouer ses sentiments à Jane Grey, pourtant membre du groupe des X–Men, car il est persuadé que le danger qui émane de ses yeux empêchera toute vie commune (on remarquera que le thème du regard lié à l’amour revient à plusieurs occasions dans les récits Marvel : Cyclope mais aussi Matt Murdock qui n’ose imposer la charge de sa cécité à Karen Page ou « La Chose » qui espère et refoute que sa fiancée aveugle retrouve la vue et découvre son apparence monstrueuse). On comprend que sa vie personnelle en soit invalidée et qu’il développe une certaine tendance à l’isolement et à la solitude. Alex Summers, le jeune frère de Scott, est dans une situation similaire. C’est un mutant qui s’ignore et qui découvrira son pouvoir très tardivement ; un pouvoir très puissant et destructeur mais qu’il est incapable de contrôler. Au cours d’une de ses première apparitions, cela le poussera à s’isoler dans une grotte afin d’éviter de nuire à autrui.
Le stigmate
Tous ne sont pas obligés de s’isoler mais leurs pouvoirs peuvent rendre problématiques les interactions avec autrui. Par exemple, Daredevil n’est pas apparemment gêné par ses superpouvoirs puisque ses sens exacerbés de l’ouïe, de l’odorat et du toucher lui permettent de compenser, et au-delà, sa cécité. Mais Murdock est perçu par les autres comme aveugle et c’est à lui de se comporter comme s’il était handicapé pour que ses interactions sociales se déroulent correctement. Et Spider-Man ? Il faut rappeler que Peter Parker a été conçu à l’origine comme un jeune lycéen chétif et binoclard (il porte des lunettes durant les épisodes des années 1962-1963) mais, plus tard, il troquera ce handicap physique contre une incapacité plus lourde à s’intégrer au milieu des lycéens puis des étudiants. Neveu fragile et docile vis-à-vis de sa tante May, super-héros combattant sous le masque de Spider-Man, élève brillant au lycée et en fac mais rejeté par ses pairs, jeune homme entreprenant et indépendant en tant que journaliste « free-lance » au « Daily Bugle » mais passant pur un couard chaque fois qu’il est obligé de se cacher pour se transformer en Spider-Man, Parker semble empêtré dans la toile de Spider-Man faite de rôles contradictoires et de « double bind ». Le corps est ici en cause à travers les statuts sociaux qu’il porte : à côté d’un Peter Parker chétif et maladif pour sa tante May ou d’un Peter Parker « polar » et inapte au sport pour ses camarades de lycée, nous avons un Peter Parker adulte et physiquement en pleine forme au Daily Bugle et, bien sûr, un Spider-Man capable des plus grands exploits physiques et signifiant de la transformation physique à l’œuvre chez l’adolescent.
Stigmate et charge du corps.
Il existe des corps de super-héros, sinon parfaits, en tout cas non problématiques. On peut penser aux « Fantastic Four » (à l’exclusion de La Chose). Mais cela tient à la conception même de ces super-héros dont Stan Lee a voulu faire des « monsieur et madame tout le monde », c’est dire qu’au-delà de leurs superpouvoirs c’est le caractère banal de leur existence qui est central. Mais chez de nombreux super-héros, sans doute la majorité, le corps, en tant que porteur des superpouvoirs, est une charge, un poids qui interdit la réalisation de l’individu sous son identité civile. En ceci, on peut rapprocher le super-héros du handicapé. Parlant de sa situation d’handicapé cloué dans un fauteuil, l’anthropologue Robert Murphy écrit : « notre anatomie [2](…) est une hypothèse non formulée dans toutes nos entreprises » (Murphy – 1990) mais le corps du super-héros, comme le corps du handicapé, n’est jamais une hypothèse non formulée ; il ne va jamais de soi. En cela, il complique les interactions avec les membres « normaux » de la société et tout le bon fonctionnement de la relation sociale repose entièrement sur les épaules du super-héros : « La Chose » doit faire avec l’effroi que suscite sa laideur, Matt Murdock doit se comporter en aveugle qu’il n’est pas tout à fait, Scott Summers doit veiller à ce que ses yeux ne soient un danger pour personne,… Tout repose sur les épaules du stigmatisé : c’est ce que nous disait déjà Erving Goffman en 1960 (Goffman – 1963). A ce stade, il convient de dire quelques mots sur le concept de « stigmate » en sociologie. Le terme désigne au départ les marques du Christ qui le rendent reconnaissable entre tous puis il désigna une marque faite sur la peau (en général aux esclaves ou aux voleurs) ; enfin le sens sera élargi à toute marque visible qui signe quelque chose de pénible ou d’infamant. Goffman va reprendre le terme en lui ajoutant deux éléments : le premier est que, par son caractère infâmant, le stigmate trouble les relations sociales. Le deuxième est que le stigmate peut être invisible ou caché. Par exemple, avoir un casier judiciaire chargé ne trouble pas les interactions sociales tant que la chose n’est pas sue. L’individu stigmatisé est dit alors « discréditable » et ce sera à lui de décider de révéler ou non son stigmate et dans quelles conditions il le fera. Or ces stigmates invisibles ont des effets spécifiques sur l’individu. A première vue on pourrait croire que les individus dotés d’un stigmate invisible souffriraient moins que ceux dont la marque dégradante est apparente aux yeux de tous. Il n’en est rien. Premièrement, le stigmate n’étant pas visible, les individus stigmatisés ne sont pas perçus par autrui pour ce qu’ils sont. Deuxièmement, un stigmatisé ne peut pas comparer sa situation à celle des autres stigmatisés afin de savoir si il est à la hauteur des défis qui lui sont adressés. Cette impossibilité à pour résultat de générer une faible estime de soi, plus faible même, que chez les porteurs de stigmates visibles. Troisièmement, un stigmate invisible est toujours susceptible d’être révélé mais c’est au stigmatisé de contrôler l’information sur son stigmate, ce qui est un travail éprouvant réclamant une constante réflexivité, un constant regard sur soi même (Croizet-Leyens – 2003). Le statut du super-héros n’est certes pas « handicapant » mais, en sociologie, il y a quelque chose de gênant à s’appuyer sur le caractère normatif d’un élément, à savoir à se fonder sur l’idée que le stigmate est infâmant. C’est important pour un moraliste mais pour un sociologue ce qui compte, c’est que le stigmate trouble les interactions sociales. En ce sens, une qualité valorisante comme une très grande beauté, un grand courage ou la possession de superpouvoirs, peut être analysée de la même manière qu’une caractéristique dévalorisante dans la mesure où cela peut troubler les interactions sociales de la même manière. La condition de super-héros, qu’elle soit visible ou invisible, constitue donc un « stigmate » au sens où si cette propriété est connue, elle trouble durablement les interactions. Un superpouvoir peut donc être analysé comme un stigmate et, a fortiori, comme un stigmate invisible.
Enfin, le super-héros peut faire l’objet d’un rejet par le reste de la société. On trouve toute une gamme de cas entre les « Quatre Fantastiques » qui n’ont pas d’identité cachée et bénéficient du support du groupe et Spider-Man qui est presqu’unanimement rejeté et qui doit contrôler seul l’information sur son stigmate. La gestion du stigmate invisible sera donc une des préoccupations essentielles du super-héros et explique la place démesurée qu’il occupe dans la vie du personnage et le fait que ça tend à l’isoler du reste du monde..
LE MYTHE DU SURHOMME
Darwin et les surhommes.
On voit avec les données précédentes qu’il devient difficile de réduire le super-héros à la seule dimension de surhomme. Le super-héros est il toujours un « surhomme » ? C’était incontestable pour Superman car, même si on lui a inventé un talon d’Achille, la kryptonite, ce ne fut qu’après coup pour des raisons narratives.
Qu’on ait créé un surhomme dans les années 1930 n’est pas étonnant car, idéologiquement, on était alors en pleine illusion de « l’homme nouveau » et en plein mythe de la « table rase ». Le lien avec le « surhomme nietzschéen » ne semble pas absurde même s’il est indirect (ce qui n’interdit pas une filiation avec le roman populaire comme l’a supposé Umberto Eco en 1962). A cette époque, et chacun à sa manière, les deux grands régimes totalitaires veulent recréer l’humanité. Les propagandistes soviétiques ont la prétention de créer un « homme nouveau », un « homo sovieticus » par l’endoctrinement et la propagande. Cette vision de l’homme nouveau trouvera une justification pseudo-scientifique avec le Lyssenkysme qui s’appuie sur l’idée « d’hérédité des caractères acquis » et rejette la génétique mendélienne, considérée comme « science bourgeoise ». Côté nazi, la volonté de promouvoir un homme supérieur en la personne de l’aryen est bien connue. Cette volonté passera par l’eugénisme c'est-à-dire la volonté « d’améliorer l’espèce » par la sélection contrôlée : eugénisme dit « négatif » par l’élimination des indésirables qui a commencé par les handicapés dès 1932 en Allemagne et qui a culminé comme on le sait durant la guerre mais aussi ce qu’on appelle curieusement un « eugénisme positif » par la valorisation de ceux qu’on suppose être les meilleurs, en l’occurrence par la mise en place des «Lebensborn», véritables haras humains dans lesquels de jeunes garçons et filles soigneusement sélectionnés concevraient de beaux enfants pour le régime nazi.
Il ne faut pas croire que les régimes démocratiques de l’époque aient été à l’abri de cette illusion de l’homme nouveau. En effet, on a tendance à oublier qu’entre 1870 et la seconde guerre mondiale, le darwinisme social et l’eugénisme tenaient le haut du pavé. Le « darwinisme social » consiste en une application de l’approche darwinienne à la société. Rappelons rapidement que, selon Darwin, des mutations apparaissent au hasard et subsistent ou non selon leur plus ou moins bonne adaptation à l’environnement (ce qu’on oppose en général, et sommairement, au Lamarckisme selon lequel les individus s’adapteraient à leur environnement). Deux lectures très discutables du darwinisme ont pu être faites : l’une est de penser que la sélection naturelle fonctionne aussi bien dans la société que dans la nature et procède à l’élimination des moins bien adaptés et à la promotion des meilleurs ; c’est la lecture dite du « darwinisme social » (en réalité, c’est une approche élaborée par le sociologue Herbert Spencer avant même la publication en 1859 de « L'Origine des espèces au moyen de la sélection naturelle », le livre majeur de Darwin). Dans ce cas, il conviendrait de ne pas aider les moins bien adaptés de façon à ne pas contrecarrer la sélection (on reconnait l’influence des thèses du pasteur Malthus qui a lui-même inspiré Darwin). L’autre lecture erronée du darwinisme est l’eugénisme cité précédemment selon lequel la sélection ne fonctionnant plus dans la société, c’est à l’homme de l’assurer. L’occident a été profondément marqué par ce désir d’amélioration de l’espèce par la valorisation des plus forts et la sélection des plus faibles d’où, par exemple, les politiques de stérilisation des malades mentaux aux Etats-Unis dès les années 1910-1920 (Pichot – 2000). D’où également les tests d’intelligence imposés aux immigrants dans les années 1920 et la recherche de génies par Lewis Terman à la même époque (deux politiques excellemment décrites par S.J. Gould dans « La mal mesure de l’homme » - Gould - 1981).
Les hommes ont toujours imaginé des individus qui leur seraient supérieurs mais jusqu’à présent il s’agissait de créatures divines ou semi-divines. Il faut attendre le 19ème siècle, avec le monstre de Frankenstein (Shelley – 1818), et le 20ème siècle pour voir apparaitre massivement des surhommes issus de la science. Par la suite, les lectures douteuses du darwinisme que sont le darwinisme social et l’eugénisme rendent également acceptables l’idée de l’existence d’un « super-héros » et après Superman on verra apparaitre une ribambelle de super-héros dont certains sont encore les héritiers de forces divines (Wonder Woman, Green Lantern, ...) mais la majorité sont enfants de la science et de la technique (Batman, Human Torch, the Flash, Cap America,…).
Le surhomme de la deuxième modernité
Un surhomme qui améliore l’espèce et guide l’humanité serait moins acceptable dans les années 1960 et, insensiblement, les super-héros vont changer. L’exemple des X-Men, créés en 1963, va constituer un bon point d’appui pour notre explication. Les X-Men sont des adolescents mutants recueillis par le professeur Charles Xavier qui s’oppose à Magnéto. Magnéto cherche à consacrer la suprématie de la nouvelle « race » (ou « espèce ») des mutants sur les homo-sapiens alors que Charles Xavier cherche à les faire reconnaitre par le reste de l’humanité et à permettre leur intégration. Les X-Men ont alors la double casquette de « mutants » et « jeunes surdoués ». On est à l’intersection de deux thématiques : d’une part, la domination des êtres supposés supérieurs ou parfaits (Magnéto), d’autre part l’intégration d’individus perçus comme différents et éventuellement handicapés par leurs superpouvoirs (Charles Xavier). Au début des années 1960 on est, aux Etats-Unis comme en France et dans le reste du monde développé, à la croisée des chemins. Le monde de la première modernité, celui dans lequel les individus sont façonnés par les Institutions (Etat, Ecole, Armée,...), laisse place au monde de la « seconde modernité » où les individus réclament une identité particulariste ; on ne se réfère plus seulement à une appartenance générale, en général nationale, mais aussi à divers sous groupes et on revendique de plus en plus ses spécificités individuelles (jeune, femme, enfant d’immigré, homosexuel,...). Bref, il n’est plus question de parler d’une nouvelle espèce ou d’un guide mais de savoir gérer les différences des individus. En ce sens, la thématique de l’intégration de la différence des mutants devient un récit socialement lisible.
Les années 60 c’est aussi l’époque où les classes pleines du Baby-Boom arrivent à l’âge de l’adolescence et avec la scolarisation de masse, elles vont vraiment inventer l’adolescence, cette période où l’individu n’est plus un enfant et pas encore un adulte et où il est pris dans les injonctions contradictoires qui lui sont adressées. Le succès de Spider-Man n’est pas seulement du au fait que c’est un jeune homme auquel les lecteurs pourront s’identifier c’est aussi le fait que l’histoire de Peter Parker est l’histoire de l’adolescent type qui essaie de s’extirper de cette période où son corps est en pleine transformation et apparait comme étranger et incontrôlable, ce qu’est le corps de Spider-Man.
Le thème du corps est en effet essentiel. Le corps des super-héros de l’âge d’or était effectivement parfait mais il faut rappeler que c’est aussi l’époque de l’eugénisme et de la valorisation du « beau corps » (l’esthétique nazie suffit à nous le rappeler : qu’on songe aux photographies de Leni Riefensthal). En revanche, les années 1960 sont paradoxalement elles de l’abandon du corps et de la découverte de « dimensions nouvelles » notamment avec l’usage, encore très timide mais mythifié, de substances hallucinogènes à travers notamment les recherches de Thimoty Leary sur le LSD ou le succès des écrits de Carlos Castaneda. Ce n’est plus l’époque du corps cultivé, du corps sportif mais celle du corps libéré ou qu’on croit tel. Il n’est bien entendu pas question d’attribuer aux récits Marvel une quelconque promotion des substances en question mais on retrouve dans certains récits, notamment dans docteur Strange, l’esthétique psychédélique de l’époque. On comprend pourquoi la fragilité du corps des super-héros devient acceptable à cette époque.
L’identité perdue du surhomme.
L’Âge d’Argent des super-héros se termine en 1973 avec l’assassinat de Gwen Stacy par le Bouffon Vert et avec le déclenchement de la crise économique. Dès lors, et surtout à partir des années 1980-90, une autre dimension apparait dans la société. Il ne suffit plus de trouver son identité par son appartenance à un collectif quel qu’il soit, la communauté, la Nation ou un groupement particulier. L’injonction devient de savoir qui on est au plus profond de soi même, d’où la profusion d’émissions télévisées permettant de présenter son expérience personnelle. Les supports habituels de l’identité – la profession, la famille, le lieu d’habitation, le genre,...- étant de plus en plus bousculés et remis en cause par la crise, le chômage et par les transformations sociales (divorces, restructurations familiales,...), grande est la tentation de se retourner vers la définition de soi que peut donner son propre corps. Mais celui-ci apparait aussi comme de plus en plus étranger à nous-mêmes car il est de plus en plus perçu comme un « corps-capital » qui peut être manipulé et soumis à transformations (régimes alimentaires, chirurgie,...). Nous avons de plus en plus souvent à faire à un « corps alter ego » (pour reprendre une formule de David le Breton – Le Breton -2000). Les hommes se tournent donc vers ce qui leur apparait comme la constante la plus stable du corps, son génome. Gène, génome, ADN,... les termes ont dans les années 1990 gagné une signification sociale largement indépendante de leur acception scientifique : « le gène permet de dire “qui on est” et constitue une réponse face au déclin des grandes explications, qu’elles soient religieuses ou qu’elles relèvent des utopies ou des messianismes politiques » (Rogel -2000). C’est ce qu’on retrouve dans les récits de Spider-Man où le clone de Gwen Stacy, pourtant décédée, ou de Peter Parker, sont censés être les double parfaits des originaux. C’est aussi ce qu’on retrouve dans le dernier opus filmé des « X-Men » (Vaughn – 2011) dans lequel « Le Fauve » cherche à supprimer l’anomalie de ses pieds afin de les rendre normaux. Ses expériences échouent et le transforment en véritable fauve couvert de poils. Le message du film est de dire qu’il retrouve alors sa « vraie nature », celle du Fauve. Il est clair ici que sa véritable identité est censée lui être donnée par ses gènes ce qui marque l’impossibilité de son intégration pleine et entière au monde des hommes. La mutante Mystique le lui dit en ces termes : « tu as réussi. Tu ne vois pas ? Maintenant, tu es devenu toi-même. Ca c’est toi. On ne va plus se cacher ». Ce film oscille entre deux discours sur le corps et l’identité. Le premier, qui nous vient des profondeurs du darwinisme social et de l’eugénisme, consiste à dire que l’identité du mutant se trouve dans son appartenance au groupe et à sa supériorité sur les homo-sapiens, c’est le message de Magnéto. Le second prétend que l’homme est ce que sont ses gènes mais, du coup, il n’existe pas dans sa relation à l’autre mais uniquement dans sa relation à son génome. A ce jeu, l’intégration sociale devient impossible et le retour de la « guerre de tous contre tous » n’est plus à exclure. Le message manquant dans ce film est celui qui a dominé le « Silver Age » des années 1960. Le corps du super-héros n’est pas parfait ; il est contrebalancé par le handicap ou bien il est dangereux pour soi ou pour autrui,...le corps du super-héros c’est alors le corps en transformation de l’adolescent, le corps qui n’est pas et ne peut pas être en adéquation avec le monde environnant et qui réclame de se construire malgré et avec lui. Dans un article récent, le sociologue David Le Breton cite un économiste, Jacques Généreux : « Les héros de mon enfance donnaient leur vie pour les autres. Les héros de mes enfants tuent ou dominent les autres pour vivre ». Je ne sais pas si les héros actuels sont aussi négatifs mais il apparait que les super-héros des années 1960, s’ils luttaient pour protéger les faibles, luttaient surtout pour sauver leur identité.
BIBLIOGRAPHIE ET FILMOGRAPHIE
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- H. G. Wells : « l’île du docteur Moreau » - Gallimard – 1997 – 1ère édition 1896.
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