Trente-huit témoins

« 38 témoins » Un film de Luc Belvaux - 2012

 Comment un film censé se fonder sur des faits réels alimente la légende.

Le Havre. Dans une rue commerçante de la ville, une jeune fille est assassinée vers trois heures du matin et personne n’a rien entendu. Pierre déclare à la police qu’il travaillait sur le port cette nuit là ; pourtant il finit par avouer à sa femme, absente au moment du meurtre, qu’il était bien chez lui et a entendu crier dans la rue. Au début dit-il, il n’a pas su interpréter ce cri et il a vu par la fenêtre une femme marcher en  titubant comme une ivrogne et se tenant à un mur puis rentrer dans un immeuble. Puis il a entendu un second cri, énorme, insupportable qui ne laissait aucun doute sur ce qui pouvait se passer. Après quelques jours d’hésitation il décide de revenir sur ses déclarations et de tout dire  à la police. Celle-ci reprend alors son enquête et découvre que trente-huit voisins avaient entendu ces mêmes cris mais que personne n’était intervenu, les témoins justifiant diversement leur inaction : pour l’un, ce sera la mauvaise interprétation de la situation, pour un autre, l’excès de fatigue et l’envie de dormir, un autre s’enfermera dans le mutisme.  Les policiers réussissent cependant à obtenir assez rapidement les véritables témoignages des trente huit personnes mises en cause mais la procédure est bloquée, le procureur de la république refusant d’aller plus loin car, d’après lui, ça ne changerait rien et ferait collectivement  plus de mal qu’autre chose. Il faudra qu’un des policiers décide d’informer une journaliste pour que l’affaire éclate et que tous sachent que trente huit personnes ont refusé de porter secours à une jeune fille victime d’une agression. Quand, enfin, on procède à la reconstitution du meurtre, il apparait clairement qu’il est impossible qu’aucun voisin n’ait entendu les cris de la victime et impossible qu’ils soient interprétés autrement que comme les hurlements de douleur d’une femme qu’on assassine.

 Ce film s’annonce comme une analyse quasi clinique du mensonge et de la lâcheté que l’on perçoit s’amoncelant en strates ou périodes successives :

-  Dans un premier temps, on peut penser que les individus n’interviennent pas parcequ’ils interprètent mal le cri qui peut s’apparenter aux cris d’un ivrogne dans la rue comme on en entend parfois la nuit.

- Dans un deuxième temps, le cri ne laisse aucun doute et il n’y a aucune place à l’erreur d’interprétation. On ne peut que penser que les témoins s’abstiennent d’intervenir  par peur ou par désintérêt pour la victime. C’est le point le plus faible du film car, si on peut comprendre qu’une personne hésite à descendre dans la rue pour porter secours, on imagine mal qu’elle ne prenne pas son téléphone pour prévenir la police (possibilité qu’un des personnages évoque rapidement).

- Le troisième temps du mensonge est le plus intéressant et le plus crédible. Puisque personne n’a prévenu les secours, il est alors impossible de déclarer à la police qu’on a entendu la victime car on court le risque d’être accusé de non assistance à personne en danger et surtout on risque de ne plus pouvoir se regarder dans la glace.

- Le quatrième temps du mensonge est celui du procureur qui, pour sauvegarder la tranquillité publique, refuse de poursuivre les témoins.

Et c’est cette pyramide de mensonges qui s’écroule à la fin du film, au moment de la reconstitution.

 On peut effectivement apprécier cette réflexion sur la responsabilité individuelle et sur le constant combat entre l’impératif de justice et l’intérêt personnel. Les auteurs en concluent donc classiquement que la lâcheté humaine est au premier rang de cette affaire et que, finalement, comme le dit le procureur dans le film, on ne pourra jamais expliquer l’âme humaine qui est insondable. Mais peut-on en rester à cette idée ? Si des dizaines de personnes ne réagissent pas face à une agression, doit on en déduire qu’il s’agit seulement d’une réaction de lâcheté ? Ce film, adaptation d’un livre de Didier Decoin, prétend reposer sur une vieille affaire , l’affaire Kitty Genovese : en Mars 1964, Kitty Genovese, une  jeune américaine de 29 ans fut la victime dune agression nocturne en pleine rue, violée et poignardée alors que 39 témoins auraient assisté à la scène depuis leur appartement sans réagir. A la suite de cette affaire, deux psychologues (Latarné et Darly) ont voulu, dans les années 1970, tester cette idée selon laquelle les individus se désintéresseraient du sort des autres. Ils ont donc simulé des situations où une personne serait mise en danger en présence de « cobayes » (c’est à dire de complices des psychologues) : dans une expérience, par exemple, des personnes convoquées pour un entretien d’embauche et patientant dans une salle d’attente voient de la fumée s’échapper d’un conduit d’aération (laissant supposer qu’il y a un début d’incendie et que leur sécurité est en danger). Les résultats de ces diverses expériences montrent que la rapidité d’intervention des individus est inversement proportionnelle au nombre de personnes présentes. Cela s’explique aisément : en présence d’un danger ou d’un accident, on se demande si d’autres personnes ne sont pas plus qualifiées que soi pour intervenir alors que si on est le seul témoin on réagira instantanément; cela amène à la conclusion étonnante que, si on veut être secouru rapidement, il vaut mieux avoir une crise cardiaque en présence d’un petit nombre de personnes que sur la place centrale d’une grande ville. De plus, il n’est pas toujours évident de voir qu’il ya un danger : une fumée qui sort d’une grille implique-t-elle forcément un incendie ? De même, les « témoins » de l’affaire Kitty Genovese ont pu mal interpréter les cris de la victime (c’est une idée présentée mais vite repoussée dans le film « 38 témoins »). Enfin, circonstance qu’on ne retrouve pas dans le film, on interprétera la situation en observant les réactions des autres. Ainsi,  dans l’expérience de la fumée sortant de la grille d’aération, on a mis en place une variante dans laquelle des « compères » de l’expérimentateur sont présents dans la salle d’attente et minimisent l’importance de l’incident : le temps de réaction est alors plus long encore. On retrouve tous ces élément dans une autre expérience classique où un homme et une femme, complices d’un expérimentateur, simulent une dispute en pleine rue : si les propos de la femme laissent entendre qu’elle ne connait pas son « agresseur » les passants interviennent immédiatement ; s’ils laissent entendre qu’elle le connait, alors les gens ne réagissent pas ; on saisit aisément que dans une telle situation les passants peuvent tarder à intervenir, non pas parcequ’ils se désintéressent du sort de la femme mais parcequ’ils tentent de déterminer quelle est la situation exacte.

On peut déjà tirer un premier enseignement de ces expériences : si les individus n’interviennent pas ou tardent intervenir lors d’une agression dans la rue, c’est peut être parcequ’ils ont peur ou qu’ils se désintéressent du sort des autres mais c’est peut être du aussi à la présence d’un grand nombre de personnes et à la difficulté que l’on a à « définir ce qu’il se passe ». Pourtant, le cinéaste ne retiendra pas, ou si peu, cette interprétation et lui préfèrera la thèse de la lâcheté et de l’indifférence.Mais il y a un problème, et un gros problème, c’est que  l’affaire Kitty Genovese a été exagérément grossie et déformée durant les cinquante dernières années. En réalité, il y eut seulement une demi douzaine de personnes ayant entendu des cris ; l’une d’elles aurait ouvert sa fenêtre et aurait crié à l’agresseur de laisser la jeune fille tranquille. Ce dernier se serait donc enfui avant de revenir ultérieurement pour poignarder Kitty dans un endroit caché de tous les regards. Pourtant, ce fut une autre version qui circula, une parmi d’autres car je me souviens l’avoir entendue au début des années 1970 avec une variante selon laquelle la seule personne à réagir aurait été un passant qui se serait emparé de son sac à main pendant le viol. L’affaire Kitty Genovese, telle qu’elle a été colportée relève donc de la « légende urbaine » et le scénario de Lucas Belvaux constitue un mixte de la légende et de l’affaire telle qu’elle s’est passée. Il n’est pas gênant que le cinéaste envisage une situation où 38 personnes refusent, par lâcheté, de secourir la victime d’une agression ; cela fait même un beau film. En revanche, il est problématique qu’il prétende s’appuyer sur des faits réels et qu’il conforte une légende au détriment des faits eux-mêmes. Ce faisant il accrédite l’idée selon laquelle « on ne peut pas expliquer  l’âme humaine ». Ainsi, on peut lire dans « 20 minutes » : «Chacun s'est dit que les autres allaient bouger, explique Lucas Belvaux, et personne n'a rien fait. Plus que de se demander comment il aurait agi à la place des personnages, j'aimerais que le public se pose la question des réactions que la société doit avoir face à ce type de comportements.» «L'affaire Kitty Genovese, dont Didier Decoin s'est inspiré, est passionnante dans ce qu'il révèle de la nature humaine, insiste Belvaux. Les faits se sont déroulés en 1964, mais les gens n'ont pas changé.» « Des témoins apathiques ont laissé Kitty Genovese se faire massacrer à New York » («38 témoins»: Autopsie d'une lâcheté presque ordinaire- 14/03/2012 http://www.20minutes.fr/cinema/897603-38-temoins-autopsie-lachete-presque-ordinaire)

 Il n’est pas question de nier qu’il puisse exister des actes de cruauté ou de lâcheté mais depuis plusieurs dizaines d’années des psychologues et des sociologues, Milgram, Asch, Darley et  Latané, entre autres, montrent que ces questions ne se règlent pas en général en termes de « méchanceté »  ou de « bonté » et qu’il est possible  de mettre les individus dans des situations telles qu’ils commettront des actes qui nous révoltent sans qu’il y ait une once de méchanceté. Latané et Darley, comme on l’a vu, ont montré que notre propension à secourir une personne en détresse dépend moins de nos caractéristiques personnelles ou d’une supposée nature humaine que du contexte dans lequel on se trouve. Solomon Asch, dans une des expériences de psychologie sociale les plus connues montre à quel point nous pouvons nous conformer à la pression du groupe mais, là encore, ça ne s’interprète pas en termes de comportement moutonnier mais plutôt en terme de traitement de l’information. Enfin, Stanley  Milgram nous fournit quelques enseignements permettant de comprendre comment de « braves gens » ont pu participer à la « solution finale » (sans que cela explique tout). On peut signaler que cette expérience de Milgram a été reprise dans le film « I comme Icare » d’Henri Verneuil et a été reproduite récemment à la télévision française dans l’émission « le jeu de la mort » le 17 Mars 2010. Cette expérience permet de montrer qu’il est possible de mettre des individus dans des conditions telles qu’ils sont amenés à envoyer des décharges électriques à une personne ne leur ayant rien fait. Mais la conclusion de Milgram, et de tous les psychologues qui ont repris cette expérience, est que cela est du au contexte et n’a pas à voir avec une supposée « cruauté naturelle » de l’homme. Pourtant, nombreux sont les critiques qui, après avoir vu la reprise de cette expérimentation à la télévision, ont repris le refrain « nous savons que la civilisation n’est qu’un fin vernis et que l’homme est avant tout un loup… ». Le grand mystère à résoudre est finalement de comprendre pourquoi des personnes intelligentes et éduquées sont incapables d’abandonner cette vision mythique du comportement humain alors qu’elles ont assisté à ces expériences qui leur permettraient de corriger leurs préjugés. La même impression s’impose avec le film « 38 témoins » mais s’en référer au caractère inexplicable de la nature humaine comme, finalement, le fait Lucas Belvaux lorsqu’il redonne vigueur à la « rumeur de Kitty », c’est renoncer à comprendre.

T.R.Un texte plus long entièrement bâti sur l’affaire Genovese (et antérieur au film « 38 témoins ») qui présente un certain nombre d’expérimentations en psychologie sociale : « Pourquoi serions-nous si mauvais ? Sur la supposée mauvaise nature de l’homme » - http://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/pages/textes-pedagogiques/sociologie-et-sciences-sociales-1/pourquoi-serions-nous-si-mauvais-1.html

BIBLIOGRAPHIE ET FILMOGRAPHIE :

- Jean-François Dortier : Qu'est-il vraiment arrivé à Kitty Genovese ? – Sciences Humaines n° 190 - fevrier 2008 - http://www.scienceshumaines.com/qu-est-il-vraiment-arrive-a-kitty-genovese_fr_21795.html

- G.N. Fischer : « La psychologie sociale » - Seuil-1997.

- H. Verneuil : « I comme Icare » (scénario Didier Decoin) - 1979

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