DE L’USAGE DES MODELES EN PEDAGOGIE DES SCIENCES SOCIALES

La modélisation est, parait-il, le « nec plus ultra » de la recherche en économie et, plus récemment, de la pédagogie. Modéliser consiste à construire une représentation simplifiée de la réalité, et au besoin une représentation « irréaliste » (Milton Friedman n’a-t-il pas déclaré que l’irréalisme des hypothèses n’avait pas d’importance pourvu que le modèle soit prédictif ?). Ainsi, Dani Rodrik assimile le modèle à des fables ou à des expériences en laboratoire, mais des « expériences par la pensée » (Dani Rodrik : « Peut-on faire confiance aux économistes ? Réussites et échecs de la science économique » - Deboek -2017). A priori, on n’imagine pas deux notions plus éloignées. Cependant, elles ont quelques points communs : manipulant des hypothèses de départ (pour l’expérience) ou des protagonistes typifiés (pour les fables), elles permettent de tirer des conclusions voire une « morale » (pour la fable) qui ne sont valables que dans le cadre de l’expérience mais qui peuvent être généralisées sous certaines conditions.

Le petit berger, le loup et les anticipations adaptatives

A la suite de Rodrik, prenons au sérieux la comparaison avec la fable. L’histoire la plus ancienne dont je me souviens est l’histoire du berger menteur entendue à l’école maternelle. Le petit berger aimait faire des farces en criant « au loup » pour voir les villageois voler à son secours et il riait bien du tour qu’il leur avait joué. Jusqu’au jour où un loup survint réellement et personne ne vint malgré les appels du petit berger. Cette fable met en scène trois protagonistes typifiés : le berger menteur, les villageois solidaires et crédules (jusqu’à un certain point) et la menace sous la forme du loup. Est-ce si éloigné d’un modèle ? Prenez la modélisation des anticipations adaptatives de Friedman : on commence par une nouvelle qui semble crédible mais ne l’est pas tout à fait, une hausse de salaires, qui prend ici la place du faux appel au secours (mais une bonne nouvelle dans le premier cas, une mauvaise dans le second). La réaction des consommateurs est de consommer en fonction de la hausse de salaires (de même que les villageois accourent à l’aide du berger) mais ils se rendent vite compte que leur pouvoir d’achat est rogné par la hausse des prix donc que la nouvelle est fausse. Bien vite, les consommateurs adaptent leur comportement à la situation et ne réagissent plus à l’augmentation des salaires (de même que les villageois ne se déplacent plus pour aider le berger). Au final, les actions de l’Etat (dans une politique d’augmentation des salaires) comme celle du berger deviennent inefficaces. Pas besoin d’être un champion du structuralisme pour comprendre la ressemblance entre les deux histoires.

Il y a tout de même de grosses différences entre ces deux histoires. La première c’est que la fable du berger a des objectifs moraux : à l’époque, cela m’a permis d’apprendre les dangers du mensonge, ne serait-ce que pour s’amuser, et les vertus de la vérité. La modélisation en termes d’anticipations adaptatives a pour objectif de montrer que dans certaines situations les politiques d’inspiration keynésienne (dans un sens simpliste d’augmentation des salaires) sont vouées à l’inefficacité. La deuxième différence est que ces histoires ne sont pas destinées au même public : il est facile pour un enfant de cinq ans de comprendre les dangers du mensonge car il a eu l’occasion de le pratiquer ou d’en subir les effets négatifs. En revanche, il ne comprendra rien au modèle des anticipations adaptatives parce qu’il n’a aucune expérience personnelle et concrète de la hausse des prix. Là est le point crucial dans l’utilisation des modèles d’un point de vue pédagogique : le modèle étant une simplification, une stylisation (voire une modification) de la réalité, il n’a de sens pour l’élève que si celui-ci a une connaissance personnelle de la réalité. Ainsi, on peut supposer qu’un adolescent de 15 ans pourra saisir le modèle des anticipations adaptatives dans la mesure où ayant déjà fait des achats, il a déjà une idée (mais souvent imparfaite comme on le voit en classe de seconde) de ce qu’est une hausse des prix et un pouvoir d’achat et on lui fera aisément saisir qu’il s’agit d’une fiction destinée à mieux comprendre une situation. On pourra également lui faire comprendre la situation d’illusion monétaire (en revanche, je pense qu’on aura au mal avec les anticipations rationnelles à moins d’avoir de bons connaisseurs des histoires de super-héros). De même, si l’adolescent a une connaissance plus ou moins familière de l’achat et des prix, on peut lui présenter la modélisation de l’homo oeconomicus en lui en montrant les limites. Cela peut même être fructueux. Mais il n’a en revanche pas de connaissance de la notion de marché et encore moins du fonctionnement d’une entreprise. Dans ce cas, lui présenter une « modélisation héroïque » comme la concurrence parfaite ou l’entreprise « price taker » à coûts marginaux croissants sera aussi efficace que présenter le modèle des anticipations adaptatives à un enfant de cinq ans.

Autant de modèles que de fables, autant de fables que de points de vue.

De plus, comme l’indique Dani Rodrik, il n’y a pas qu’un seul modèle utilisable, ni même deux et, d’après lui, le principal danger en économie est de faire d’un modèle le seul modèle valable («Et c’est là que les économistes s’emmêlent en général les pinceaux » écrit-il). Or, dans le programme de SES de première imposé en 2018, on nous demande de proposer deux modèles de marché (concurrence parfaite et concurrence imparfaite). Présenter ces modèles « hors sol » à des élèves de 15 ans est tout simplement délirant. Mieux vaut faire deux ou trois monographies d’entreprise (une entreprise individuelle et une très grande entreprise par exemple) ce qui devrait avoir le mérite de les intéresser (j’ai la vague impression qu’ils seront plus intéressés par l’histoire des groupes Disney, Marvel ou Google que par une fonction de production), ce n’est qu’ensuite que , peut-être, on pourra leur montrer les différents modèles d’entreprises selon, par exemple, l’évolution des coûts marginaux. De même, il vaut mieux commencer par quelques exemples de marchés bien choisis avant de s’attaquer aux modèles de concurrence parfaite ou imparfaite. A cela, s’ajoute le risque de vouloir présenter des modèles mathématisés (et, face à la difficulté de ce type de modèles abstraits, la tentation sera grande). Or si les mathématiques sont importantes en économie, on en connait aussi les dangers d’une utilisation inappropriée et nombreux sont les auteurs à le rappeler : de Krugman qui écrit « A mon avis, les économistes se sont égarés, car ils ont, en tant que groupe, confondu la beauté - revêtue d’imposants atours mathématiques - avec la vérité ». (Krugman : « nous nous sommes tant trompés » - 14 septembre 2009) à Keynes : « Trop de récentes « économies mathématiques » ne sont que de pures spéculations ; aussi imprécises que leurs hypothèses initiales, elles permettent aux auteurs d’oublier dans le dédale des symboles vains et prétentieux les complexités et les interdépendances du monde réel » (J.M. Keynes « Théorie générale de l’intérêt de la monnaie et de l’emploi » - Payot p 298-299). Dès lors, on peut se demander si la mathématisation est toujours nécessaire en pédagogie. Ne peut-on pas à l’instar des plus grands auteurs raconter de belles histoires ou faire des métaphores (le poêle à charbon d'Aftalion ou le concours de beauté de Keynes, par exemple) qui ont au moins le mérite d’apparaitre pour ce qu’elles sont, des fictions, alors que les équations et les représentations graphiques ont la fâcheuse habitude de masquer leur caractère fictionnel ?

Fétichisation et illusion du savoir.

On voit là un certain nombre de points faibles de la tendance actuelle des programmes de SES. Une modélisation précoce et inadaptée aux élèves, une tentation de la mathématisation en ce qu’elle a de pire (« quantophrénie » selon Sorokin) qui risque d’aboutir à des formes de fétichisation. Fétichisation des concepts, des modèles et des équations c’est à dire leur utilisation aveugle avec la certitude qu’ils permettront de comprendre quelque chose (selon le « Trésor de la Langue Française » (TLF) la fétichisation consiste à « attribuer à quelqu'un ou à quelque chose une existence ou un pouvoir quasi-magique »). C’est tout le danger des outils intellectuels (par ailleurs utiles) dès lors qu’on ne les domine pas. Cela ne veut donc pas dire qu’il faut refuser toute modélisation mais adopter seulement celles qui peuvent être maitrisées et dominées par l’élève : ainsi, il est possible de comparer le marché à une vente aux enchères et d’en faire une représentation graphique avec les célèbres courbes d’offre et de demande (avec toutefois, quelques acrobaties à faire sur la pente de la courbe d’offre). En revanche, je pense (mais c’est un avis personnel) que la stabilité de l’équilibre à la suite d’un déplacement de courbes est d’un niveau d’abstraction déjà inadapté à des élèves moyens de première. Dès qu’on engage les élèves dans la pratique de la fétichisation (qui est une pente « naturelle » chez les élèves dès lors qu’ils veulent survivre scolairement) alors on quitte le terrain de la science pour s’engager sur celui de la croyance. Quand des professeurs de lycée prétendent réussir à faire faire tel ou tel exercice à leurs élèves, il faudrait qu’ils se demandent s’il y a une véritable compréhension des phénomènes en jeu ou si l’élève s’engage dans un jeu d’automatismes.

Hélas, j’ai plus que le sentiment que les programmes en économie, qui nous poussent vers cette pente glissante depuis 2010, renforcent cette tendance en 2018.

 

 

 

 

 

 

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