L’ORNITHORYNQUE PROPOSITIONS DE TRAVAIL POUR UNE DISCIPLINE BATARDE

 

Dans la défunte revue Idees (ex DEES : Documents pour l’enseignement Economique et Social) j’avais défendu en 2005 l’enseignement d’une discipline, les SES, qui peinait à faire reconnaitre son identité et sa spécificité auprès des collègues et des parents d’élèves, voire d’autres parties prenantes comme les journalistes. J’avais donc proposé une série de textes pédagogiques qu’on retrouve sur ce site (notamment ceux dont le personnage central est un certain Antoine). J’avais donc rédigé une introduction et une « post face » à l’ensemble des ces travaux pour présenter ce que je pense être les SES : un ornithorynque et non ce funeste tabouret à trois pieds (économie, sociologie, science politique) imposé par le funeste programme de 2010.

INTRODUCTION.

            Dans « Pourquoi changer l’école », François Dubet tresse des louanges au programme des SES tout en remarquant que c’est un programme idéal pour un élève lui même idéal tant le niveau d’exigence semble élevé. C’est là une critique récurrente (voir par exemple le dernier rapport du Conseil National des Programmes) selon laquelle notre enseignement serait bien trop ambitieux pour les élèves. Pourtant la même critique pourrait être faite à l’ensemble des disciplines scolaires : aborder l’analyse génétique et parler des gènes régulateurs n’est il pas d’une exigence terrible à l’égard d’un élève de seconde ? Un élève de 4ème est il en mesure de saisir toutes les nuances du schisme de 1032 ? Un élève de terminale comprend il toutes les subtilités de Kant ? On pourrait multiplier les exemples en Maths, physique,…Mais si tous les programmes peuvent être critiqués sur tel ou tel point, il n’y a pas eu, à ma connaissance, de remise en cause globale de ces diverses disciplines pour cause d’exigences excessives (les critiques iraient d’ailleurs plutôt vers une dénonciation des programmes qui seraient trop « light »). En réalité, il est clair que presque tout peut être enseigné avec des degrés d’exigence différents ; les mêmes périodes historiques, par exemple, étant enseignées du cours préparatoire à l’agrégation.

            Par quel mystère les SES seraient elles la seule discipline incapable de varier les degrés d’exigence alors que toutes les autres savent le faire ? Ce problème est d’autant plus crucial, si on y songe, que les élèves seront un jour ou l’autre confrontés aux thématiques des SES : peut être l’analyse du multiplicateur de déficit budgétaire et ses limites peut elle apparaître comme trop difficile pour des lycéens, il reste qu’elle devient indispensable si on veut comprendre pourquoi il y a eu de telles attaques contre le « pacte de stabilité ».

Certes d’autres disciplines sont dans des situations semblables : comment comprendre le débat sur le OGM sans formation en biologie, les problèmes géostratégiques sans recours à l’Histoire, …mais c’est manifestement pour les SES que le lien avec l’actualité est le plus fort (c’est d’ailleurs bien pour cela que les SES ont été créees et non pour être une propédeutique à la faculté de sciences économiques). Ce lien quasi organique avec l’actualité est donc la première spécificité de notre discipline.

            La seconde spécificité est qu’elle aborde des problèmes dont la « réflexivité » est essentielle[1]. La réflexivité du social repose sur le fait qu’il n’y pas de distance entre l’observateur et l’observé : le cas le plus clair est celui où les consommateurs réagissent aux prévisions économiques diffusées par les médias, prévisions issues de recherches de spécialistes ; de là nous avons des phénomènes de « prédiction créatrice » ou de « prédiction destructrice ». Loin d’avoir une réalité indépendante des individus, qui s’impose à eux et à leur perception du monde, c’est également la perception du monde qui en fait la réalité. Ce phénomène de transformation de la réalité par l’observation peut se retrouver dans d’autres disciplines (en physique par exemple) mais nulle part cela ne tient une place aussi grande qu’en sciences humaines. Cela fait que le chercheur en sciences sociales, qu’il soit économiste, sociologue ou autre, ne peut pas occuper une position « d’observateur extérieur » comme dans les disciplines « dures » et avoir pour seul objectif de dévoiler les fonctionnements cachés d’un système ; comme le rappelle Edmond Malinvaud, les économistes ne font pas de découvertes.

            Dans ces conditions, la transmission de l’information vers le public occupe une place essentielle et le  vulgarisateur ne peut plus être assimilé à ce « passeur » amenant les idées des théoriciens au « Grand Public ». Les agents de vulgarisation, tous ceux qui se situent entre la recherche et le public (journalistes et professeurs de SES, notamment), assument donc une fonction active et leur action contribue à accroître cette « réflexivité ». De fait, quelle est la place des professeurs de lycée vis-à-vis des chercheurs et universitaires (et corrélativement quels sont les liens de notre enseignement avec la recherche ?) : l’idée défendue ici est que le professeur de lycée dispose d’une « autonomie limitée » vis-à-vis des chercheurs et des théoriciens. Son caractère « limité » relève de l’évidence : chez qui d’autres que chez les théoriciens le professeur de lycée irait il chercher la matière de son enseignement ? Mais il y a, je crois, quand même autonomie et celle-ci se révèle à trois niveaux :

- Au niveau pédagogique : cela relève aussi de l’évidence. Nous sommes amenés à enseigner à des adolescents de 15 à 20 ans. La manière dont tel ou tel problème doit être abordé sera, a priori, mieux maîtrisée par le professeur du secondaire que par l’universitaire.

- Au niveau ontologique[2] : à mon sens, il existe de ce point de vue une rupture assez nette entre la recherche et l’enseignement en lycée. En économie, par exemple, les chercheurs travaillent sur la réalité économique ; en revanche les enseignants du secondaire travaillent plus sur les discours qui sont tenus sur cette réalité économique que sur la réalité elle-même ; Ainsi, nous ne nous intéresserons pas prioritairement à la réalité des effets d’une baisse des impôts sur la croissance mais à la teneur des arguments favorables ou opposés à cette baisse (même si, à terme, on peut être amenés à tirer une conclusion sur la réalité des phénomènes).

- Au niveau thématique : de ce fait, certaines problématiques essentielles dans le cadre de la recherche ne retiendront pas forcément notre attention dans le cadre du lycée, et vice-versa.

            Il y a donc bien une « autonomie » de l’enseignement dans le secondaire, cependant maintenir cette autonomie et la ligne de conduite afférente n’est pas facile tant nous sommes parfois tentés de « faire bonne figure » face au jugement de l’universitaire ou du chef d’entreprise. Il est pourtant impérieux de résister à cette tentation : vouloir absolument imiter l’universitaire risque de donner le pire des résultats. Face à des adolescents de 17ou 18 ans, le choix d’une démarche appropriée est donc crucial. Pour illustrer mon propos je choisirai de confronter le tout petit texte consacré au chômage dans cet article (« Antoine terrasse le chômage au café du commerce » - texte n°3) au chapitre consacré au marché du travail dans le manuel de la Découverte et rédigé par J. Freyssenet[3]. Freyssenet choisit, en toute logique, de commencer le chapitre par la présentation traditionnelle du marché du travail (construction des courbes d’offre et de demande) avant d’en montrer le fonctionnement et d’en présenter les limites. Il prend ensuite en compte les variable macroéconomiques ; la question du chômage n’est abordée qu’en dernier lieu, après un chapitre sur la durée du travail et un autre sur les formes d’emploi. Cela correspond à une démarche logique de construction de l’objet comme on construit, pièce à pièce, un moteur d’automobile. Mais est il possible de montrer à quelqu’un comment construire un moteur si cette personne n’a jamais ouvert le capot d’une voiture ou, pire, si elle n’a pas d’idée de l’utilisation possible d’une automobile ? C’est un peu à ce problème que nous avons à faire dans le travail de J. Freyssenet : sans confrontation préalable à une question cruciale, la connaissance des courbes d’offre et de demande de travail ne présente guère d’intérêt aux yeux de l’élève. Il est clair qu’ici la question centrale est celle du chômage. Donc, plutôt qu’adopter une démarche du type : « Présentation du marché du travail è dysfonctionnements de ce marchéè chômage », nous privilégierons une démarche « chômage comme phénomène centralèthéories du chômageèparmi ces théories, présentation du marché du travail ».

De plus, le phénomène social auquel les élèves sont le plus souvent confrontés n’est pas le chômage mais les discours tenus sur le chômage ; dans cette optique, le petit texte « Antoine terrasse le chômage au café du commerce » est destiné à montrer que les discours communs sur les causes du chômage reposent sur des présupposés théoriques (au sens large du terme), charge à l’enseignant d’aider les élève à remonter du discours de sens commun à ces présupposés théoriques.

            Je soumets donc à la critique des collègues une série de textes de niveaux très divers utilisables avec des élèves de terminale ou de première (je n’ai pas encore eu l’occasion de tester tous ces textes). Certains textes sont d’un  niveau élevé, accessibles seulement aux meilleurs élèves de terminale, d’autres sont très simples et sont soit des « textes de sensibilisation » soit des préalables à une théorisation plus poussée. L’intérêt de ces derniers est, qu’étant accessibles à la majeure partie des élèves, l’enseignant peut pousser la théorisation qui en découle plus ou moins loin suivant le type d’élèves qu’il a en charge.

            Ces  textes sont répartis en trois partie. La première partie est construite autour d’un personnage central récurrent ; la deuxième partie pose quelques problèmes épistémologiques et méthodologiques de base. La troisième partie est consacrée à des textes à teneur économique. Enfin, la quatrième partie est constituée d’un texte long et difficile dont l’objectif est d’aborder à la fois les apports sociologiques et les apports économiques.

            Une dernière précaution s’impose : ces textes s’inscrivent très nettement dans une démarche inductive, il ne faut cependant pas les prendre comme une « machine de guerre » en faveur d’un camp ou d’un autre. La bonne pédagogie étant celle qui arrive à mêler judicieusement l’inductif et le déductif ainsi que les divers outils à notre disposition (cours magistral, travaux de groupes, discussions, outil informatique,…), il faut voir ces textes comme un apport possible parmi d’autres.

Post-face

L’ORNITHORYNQUE

Je ne sais pas si j’utiliserai un jour ce dernier texte. Il m’a été inspiré par un collègue qui avait présenté la filière ES comme une filière bâtarde qui ne serait ni scientifique ni littéraire. Voilà ma réponse

            « L’ornithorynque est il un canard qui n’a pas réussi ou un castor qui est tombé sur un bec ? »

            « Georges Brassens est devenu chanteur parce qu’il n’était pas assez bon pour être musicien ou poète »

            « Une moto est elle un vélo motorisé ou une automobile éclopée ? »

Question : quel est le point commun entre ces trois assertions ?

Réponse : elles sont toutes les trois idiotes.

Question : pourquoi sont elles toutes les trois idiotes ?

Réponse : parce qu’elles comparent des éléments non comparables.

Question : en quoi peut-on dire qu’il s’agit d’éléments non comparables ?

Réponse : parce qu’on ne tient pas compte de l’identité du comparé (troisième élément) et qu’on le réduit aux deux autres : le chanteur ne se réduit ni à un poète ni à un musicien. L’ornithorynque n’est ni un canard ni un castor, la moto n’est ni un vélo ni une auto.

Question : quel rapport avec le cours ?

Réponse : un élève de sciences économiques et sociales n’est ni un scientifique raté ni un littéraire avorté. C’est un élève en sciences économiques et sociales.

 

[1] On retrouve de plus en plus fréquemment cette notion chez les auteurs contemporains : on peut penser à Giddens, Touraine chez les sociologues et à Orlean ou Soros chez les économistes ou praticiens de l’économie

[2] J’insiste sur le fait que les propos suivants n’engagent que moi et je suppose que de nombreux enseignants du secondaire ne partageront pas ces idées.

[3] Il va de soi que je n’ai ni le droit ni la compétence exigée pour faire une critique du contenu de ce chapitre. Je m’intéresse seulement au mode d’exposition du problème.

 

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