Au coeur de la monnaie

AU CŒUR DE LA MONNAIE

Systèmes monétaires, inconscient collectif, archétypes et tabous.

(Bernard Lietaer – Ed. Yves Michel – 2011)

 

Pourquoi je n’ai pas abandonné la lecture de ce livre.

(Dans cette première partie, je me borne à justifier mon positionnement par rapport à ce livre. On peut donc passer sans dommage directement à la deuxième partie qui présente les thèses de l’ouvrage).

Voila un ouvrage bien difficile voire impossible à chroniquer parceque c’est typiquement le livre qui peut entrainer une adhésion immédiate et inconditionnelle, mais pas nécessairement rationnelle, ou un complet rejet tout aussi immédiat et pas toujours rationnellement fondé non plus. En effet, un ouvrage dont le sous titre est « inconscient collectif, archétypes et tabous », qui se réclame de Jung et de la déesse-mère ne peut que susciter des réactions passionnelles. De plus, s’intéresser un tant soit peu à ce type d’ouvrage risque de stigmatiser le lecteur auprès de ses pairs. Il faut dire que l’auteur en rajoute en utilisant des expressions telles que « ... le mystère des spéculations financières peut être en partie élucidé en explorant les ombres du magicien... » (p155) ou bien « J’interprète cette  résurgence de la Vierge Noire  comme un signe d’attente de la réintégration des énergies de la Déesse Mère, ces mêmes énergies qui ont été si puissamment refoulées au cours des cinq mille dernières années » (p.391) et que par instants il frise l’analyse numérologique. On pourrait donc être tenté de lâcher ce bouquin dès les premières pages...pourtant j’ai personnellement eu envie de mener la lecture  jusqu’à son terme. Pas tellement à cause du CV de l’auteur qui, si on en croit la présentation, n’est pas un néophyte de l’analyse monétaire : « président du système de paiement de Belgique », « professeur de finance internationale à l’Université de Louvain », « chargé de la conception et de l’implantation de l’ECU ». Cela en impose mais ne suffirait pas à modifier un avis qui doit reposer d’abord sur la qualité d’une argumentation. Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’ouvrage est iconoclaste et peut faire l’objet d’un rejet global. Mais on peut le lire aussi pour au moins trois autres raisons : pour peu qu’il ait une certaine audience dans le public, la seule manière d’en montrer les excès et les impasses est de l’avoir lu sérieusement. Si l’on estime qu’il s’agit d’un propos totalement irrationnel, tenu pourtant par un auteur qui n’est pas un « outsider » dans le champ économique, alors on peut s’intéresser aux raisons de l’essor de ce type de croyances sur la monnaie. Enfin, on peut aussi avoir une lecture plus ouverte et chercher, par delà ses excès, ce qu’il peut apporter.

Le livre est loin d’être convaincant et, globalement, je n’y adhère pas mais sa lecture a provoqué chez moi à la fois une incrédulité et un certain intérêt face aux hypothèses soulevées et aux pistes ouvertes (qui ne sont peut-être que des impasses). Il faut dire que le livre brasse très large, de l’Egypte pharaonique à aujourd’hui, et que l’auteur a des ambitions démesurées : rien d’autre que de décrire un changement majeur dans nos sociétés sans équivalent depuis 30 000 ans. Cette ambition rend difficile l’élaboration d’une démarche réfutable (au sens de Popper) et l’amène à choisir une méthode privilégiant les exemples qui vont dans le sens de sa thèse. De plus, il est très difficile pour le lecteur d’émettre un avis fondé dans la mesure où l’ampleur du propos risque de dépasser ses compétences. C’est d’ailleurs mon cas puisque je n’ai pas, par exemple, les connaissances nécessaires pour juger de la justesse des propos de l’auteur sur l’Egypte pharaonique ni de son utilisation des travaux de Jung. D’un autre côté, je suis persuadé que nous sommes à peu près tous imprégnés de la vision traditionnelle de la monnaie qui en fait un objet neutre, sorti de l’Histoire tout armé de ses trois fonctions économiques, et qu’il est bon de prendre un peu e recul avec celle-ci. Certes, l’idée de neutralité n’est pas retenue par tous (Keynésiens, Hayek,...) mais les analyses économiques en restent en général au seuil de l’individu et ne vont pas voir ce que signifie réellement l’idée de « neutralité de la monnaie ». De manière générale, l’économiste « lambda » semble bien effrayé par les relations de l’individu à la monnaie et bien souvent on en reste à l’idée que « la monnaie peut être désirée pour elle-même » et on passe vite à autre chose de peur de s’enfoncer dans les affres de la psychologie de la monnaie, oubliant ce que Keynes lui-même a pu écrire sur la « Auri Sacra Fame ». Dit autrement, la « fable du troc » fait partie de l’habitus du professeur d’économie et il doit s’en départir s’il veut penser la monnaie. Se départir veut dire être capable de mobiliser les perspectives sociologiques, anthropologiques, psychologiques de la monnaie. Lietaer nous propose une prise en compte psychanalytique ; instinctivement , je suis beaucoup plus méfiant et je ne suis pas convaincu par le peu que j’ai lu des écrits de Freud là-dessus (en revanche le livre d’Ilana Reiss-Schimmel mérite le détour : http://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/pages/notes-de-lecture/anthropologie-de-l-argent/ilana-reiss-schimmel-la-psychanalyse-et-l-argent.html ). Je suis donc encore plus prudent à  l’égard d’une perspective jungienne. J’adopterais vis-à-vis de ce livre une position médiane entre l’adhésion et le rejet : sans accepter de manière béate des thèses qui me semblent démesurées, je trouverais dommage de passer à côté d’hypothèses fructueuses. Dans cette note de lecture, je commencerais par présenter les thèses du livre qui pourraient être les plus acceptables pour un économiste lambda avant de présenter les démarches les plus originales (auxquelles je n’adhère pas forcément).

Monnaies complémentaires ou à « surestarie »

Un des points majeurs du livre Lietaer (qu’on retrouve aussi chez Jorion) est qu’il faut prendre conscience que les fonctions économiques de la monnaie ne sont pas consubstantielles. Il montre ainsi qu’il a pu exister des monnaies dont la fonction de réserve de valeur et la fonction de transaction sont déconnectées. Il s’agit des monnaies dites à « surestarie » : la surestarie se fait grâce à de nouvelles frappes monétaires tous les cinq ou six ans ce qui décourage l’épargne sous forme liquide mais favorise l’investissement en biens de production. Elles incitent donc à l’échange et désincitent à l’accumulation inégalitaire (ce n’est pas sans rappeler la « monnaie fondante » de Gesell). En général, ces monnaies à surestarie coexistent avec des « monnaies universelles » correspondant à nos monnaies actuelles. Les premières sont réservées aux transactions locales et les secondes utilisées pour les échanges au loin et les transactions sur les biens de luxe. Bernard Lietaer pense voir un lien être la présence de monnaies à surestarie et l’abondance économique en s’appuyant sur les deux exemples de l’Egypte des pyramides et du Moyen-Âge central (7ème siècle -  14ème siècle). Dans ces deux cas, l’existence d’un système monétaire « dual » (monnaies universelles/monnaies à surestarie) aurait été à l’origine d’une abondance économique et dans ces deux cas, l’abandon d’un système monétaire double au profit d’une monnaie unique à vocation universelle aurait précipité le déclin  économique. Lietaer insiste notamment sur le fait que la Grande Peste, loin d’être la cause d’un déclin économique, aurait pu se propager plus aisément à la faveur du déclin économique consécutif à l’abandon des monnaies à surestarie. On voit la logique sous-jacente : la possibilité de mettre un taux d’intérêt sur la monnaie favorise l’accumulation et les inégalités et défavorise les échanges et l’essor de l’activité économique. Le monopole d’une monnaie universelle favorise la diffusion des déséquilibres dans l’ensemble du système économique. Lietaer argumente  donc en faveur du développement de ce système monétaire double en favorisant les monnaies locales. Ce lien repéré par l’auteur est-il avéré ? Certes, on sait grâce à Régine Pernoud que la vision d’un Moyen-Âge sombre est une reconstruction historique tardive qui vaut pour les premiers siècles (du  5ème au  7ème) et la période allant du 14ème au 15ème mais pas pour le Moyen-Âge central qui connut sa « révolution industrielle » (Jean Gimpel : « La révolution industrielle du Moyen Âge » - Seuil – 1975). En revanche, je n’ai aucun recul pour savoir si ses propos sur l’Egypte pharaonique sont justifiés. En tout cas, l’hypothèse mérite d’être soumise à vérification.

Archétypes et Ombres

Lietaer va un pas plus loin en liant ces périodes avec le statut de la femme. Pour lui, ces périodes d’abondance avec la présence de monnaies à surestarie sont aussi des périodes où le statut de la femme est valorisé et le principe féminin vénéré (à travers les cultes de la « vierge noire » au Moyen-Âge et le « culte d’Isis »). Il ne voit là qu’une corrélation possible sans prétendre qu’il existe une causalité directe mais suppose l’existence de principes sous-jacents, principes masculins et principes féminins renvoyant aux Yin et au Yang chinois. Ainsi il nomme « monnaies Yin » les monnaies à surestarie fondées sur un principe féminin et « monnaies yang » les monnaies universelles à « principe masculin ». On sort dès lors de la stricte analyse et on se trouve ici aux portes de l’essai. L’auteur va aller ensuite un peu plus loin et intégrer les principes jungiens. Pour Lietaer, Le type de monnaie utilisée dans une société est « le reflet de l’inconscient collectif de cette société » (p31), il faut donc « Prendre conscience de la façon dot un système monétaire façonne nos émotions collectives » (p19) ce qui explique son recours à la psychanalyse Jungienne. Il utilise pour cela deux concepts centraux de Jung, les « archétypes » et les « ombres ». Les archétypes sont « des images récurrentes qui modèlent les émotions et les comportements humains » ou (selon wikipedia) « une « image primordiale » renfermant un thème universel, commun à toutes les cultures humaines mais figuré sous des formes symboliques diverses, et structurant la psyché inconsciente. » Il retient cinq archétypes, deux relevant du Yang : le « Magicien » (ou prêtre ou savant) et le Guerrier et deux relevant du Ying : l’Amant et la Déesse-Mère. Le dernier archétype, le Souverain, relevant à la fois du Yin et du Yang. Les archétypes façonnent la psyché humaine d’une société mais, s’ils sont refoulés, ils apparaissent sous formes « d’ombre ». Pour Lietaer, le principe féminin a dominé les sociétés pendant des millénaires, notamment à travers le culte de la « déesse-Mère » mais celui-ci a été réprimé au cours des siècles d’évolution de l’Occident, depuis les invasions des indo-européens qui auraient amené leurs dieux patriarcaux jusqu’au protestantisme, la « chasse aux sorcières » constituant une forme d’extrêmisme de cette répression du féminin. Mais le culte du féminin se maintient plus ou moins marginalement à travers le « culte marial » (qui ne serait qu’une forme de « culte de la Déesse-Mère ») culminant avec le culte des vierges noires au Moyen-Âge. Pour Lietaer, les systèmes monétaires ont donc été à l’origine fondés sur des principes féminins (les cauris, les monnaies les plus fréquentes dans l’histoire du monde, sont d’ailleurs remarquables par leur symbolique sexuée). Pour lui, nous sommes au seuil d’un bouleversement majeur dans ce domaine. Les sociétés humaines sont travaillées par trois tabous majeurs : la mort, la sexualité et l’argent, dont le point commun est la répression du féminin. Les deux premiers tabous sont tombés au cours des années 70; reste le dernier. De ce point de vue, les progrès de la condition féminine témoigneraient d’un changement sous jacent qui devrait se traduire par un essor des « monnaies Yin » c'est-à-dire de monnaies complémentaires ou partielles (valables dans des domaines limités) ne donnant pas lieu à des intérêts et des possibilités d’accumulation. Nous avons déjà des embryons de ce type de monnaie (chèques cadeaux,...) et nous assistons à un développement non négligeable des monnaies locales. Bref, l’auteur souhaite l’essor d’un système monétaire fondé sur l’existence de monnaies Yin et sur les deux archétypes de la « déesse mère » et de « l’Amant ».

Pourquoi, malgré tout, je chronique ce livre.

J’espère avoir montré pourquoi je n’ai pu me décider ni à adhérer aux propos de ce livre ni à les rejeter en bloc. En effet, on y trouve à la fois des thèses tout à fait acceptables et vérifiables (sur les monnaies complémentaires par exemple), des idées plus que discutables mais aux vertus heuristiques et des idées invérifiables. Ainsi, la réflexion sur les monnaies complémentaires est à retenir, le rôle de la « surestarie » est sûrement à creuser (et n’implique pas un quelconque recours aux archétypes jungiens). L’hypothèse selon laquelle un  système monétaire a à voir avec les structures profondes de représentations d’une société est à retenir (même si je doute que la voie choisie par Lietaer soit la bonne). Cependant,  ce n’est pas tant l’utilisation d’archétypes et d’ombres qui me gêne que l’ampleur historique du propos qui ne peut qu’amener à des tableaux impressionnistes et  visionnaires (mais ça donne vraiment envie de savoir ce qu’était effectivement le système monétaire de l’Egypte pharaonique). Ceci dit, Georg Simmel ne brasse pas moins large dans sa « Philosophie de l’argent ». Ajoutons que les visionnaires ne sont pas forcément inutiles. On se rappelle par exemple que c’est ainsi que, durant un entretien, Claude Lévi-Strauss qualifia René Girard (qui ne brasse pas moins large que Lietaer) de visionnaire et on sait à quel point les hypothèses de Girard nous sont précieuses aujourd’hui. Finalement, au-delà de ses défauts, l’intérêt de cet ouvrage est qu’il nous rappelle que nous sommes tellement habitués à la monnaie que nous connaissons (universelle, équivalent général, trois fonctions économiques) que nous en oublions que tous ces éléments sont dissociables. La monnaie est de ce point de vue semblable à un syntagme grammatical (« ensemble de mots formant une seule unité catégorielle et fonctionnelle, constituant une unité sémantique, mais dont chaque constituant, parce que dissociable conserve sa signification et sa syntaxe propres »). Nous avons besoin d’apprendre à repenser la monnaie et cet ouvrage, même iconoclaste, même s’il était faux de bout-en-bout, nous aide à cela.

Un entretien avec Lietaer dans lequel il présente les grandes idées contenues dans cet ouvrage : http://submoon.freeshell.org/en/inter/lietaer.html

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