Paul JORION : L'ARGENT MODE D'EMPLOI - FAYARD - 2009

NOTE DE LECTURE CRITIQUE

(Thierry Rogel – professeur de sciences économiques et sociales)

 

INTRODUCTION

Paul Jorion a acquis une soudaine notoriété après la publication de son livre « Vers la crise du modèle américain ? » en 2006 et annonçant la crise des subprimes[1]. Paul Jorion n’est pas un économiste de formation mais un anthropologue dont la thèse de doctorat porte sur les pêcheurs de homards de l’île d’Houat et dans laquelle il cherche à comprendre

la formation des prix sur les marchés aux poissons[2]  (son premier livre «Les pêcheurs d’Houat» a été écrit à partir de cette thèse[3]). Il est également spécialiste de sciences cognitives et a travaillé pendant dix-huit ans comme ingénieur financier dans divers établissements bancaires dont dix au sein d’organismes spécialisés dans le crédit à la consommation et dans le crédit immobilier ; enfin, il tient aujourd’hui une rubrique sur BFM radio.

Fort de ces expériences, il se propose de reconstruire l’analyse économique en abandonnant la « fiction » de « l’homo-oeconomicus »[4] et de la « loi de l’offre et de la demande » et, ambitionne (dans le cadre de l’analyse de la monnaie) d’occuper une place similaire à celle de Freud vis à vis des sciences psychologiques[5] en faisant souffler le « vent frais » d’un outsider venu de l’anthropologie.          

Certes, le fait d’avoir « prévu » la crise des subprimes donne un poids certain à ses ambitions mais cette clairvoyance est-elle due à ses qualités spécifiques, à sa formation d’anthropologue, au fait qu’il a eu la « chance » de se trouver dans un secteur (les crédits immobiliers) qui lui ont offert un poste d’observation privilégié ou aux trois à la fois ?

            C’est avec une sympathie a priori que j’ai ouvert son livre tant il apparaît que l’argent (la monnaie pour les économistes) est un objet insaisissable pour l’économie « mainstream »[6] et que, depuis vingt ans, les réflexions novatrices de Michel Aglietta, André Orlean ou Jérôme Blanc vont chercher à se nourrir dans l’ensemble des sciences sociales (sociologie, anthropologie,..) et au-delà[7]. Mais cela n’empêche pas, bien au contraire, un regard critique.

 

DETTE ET MONNAIE[8]

 

Commençons par ce qui est certainement le cœur de l’ouvrage c’est à dire la contestation de l’idée de création monétaire par les banques commerciales. Paul Jorion reprend l’idée selon laquelle les banques ne créent pas de monnaie mais prêtent ce qu’elles ont en dépôt.

Pour avancer sa démonstration, il différencie trois notions qui sont assimilées dans la démarche traditionnelle : la propriété, l’usage et la possession. De cette distinction, il tire l’idée que lorsqu’on dit que le dépôt sert de gage à la création monétaire par un octroi de crédit, on ne voit pas que le déposant, tout en restant propriétaire de l’argent déposé, en perd la possession et l’usage. Du coup, bien loin d’une « création monétaire ex-nihilo », nous avons une conjonction de deux sentiments, celle du déposant d’être propriétaire de son dépôt et celle de l’emprunteur d’être plus riche de l’équivalent du crédit octroyé. Cette fiction fonctionne tant que les choses vont bien, que les remboursements se font correctement et qu’il n’y a pas de phénomène de « run » (de « panique bancaire » où chacun veut retirer l’argent qu’il a déposé en banque) ; dans ce cas, on peut recourir à l’idée de « création monétaire » et considérer que la dette est de la monnaie. Mais dès que les choses se grippent et que chacun veut retirer son argent en dépôt, la fiction éclate et, d’après Jorion, il apparaît clairement que le crédit n’est pas de la monnaie. Jorion a recours également à une métaphore linguistique en indiquant qu’une écriture de compte constate un effet mais n’est pas « performative » (ce que suppose l’idée de « création monétaire ex-nihilo »). De fait, le crédit, la lettre de change et la titrisation ne constituent pas des phénomènes monétaires.

Ce que, curieusement, Jorion n’indique pas explicitement mais qui est en filigrane dans le livre c’est que l’idée de « création monétaire » provient du fait qu’on a découplé les fonctions de  la monnaie. En effet, le crédit assume une fonction de transaction et c’est pour cela, qu’à tort ou à raison, on l’appelle « monnaie » et le dépôt assume la fonction de réserve de valeur de la monnaie mais elle n’est « réserve de valeur » que si, en temps normal, un individu peut retirer l’intégralité de ses dépôts sans problème mais en cas de crise et de « run » le dépôt n’assume plus cette fonction.

Il conteste alors l’usage des « composantes de la masse monétaire » et propose de les remplacer par un outil simple qu’il nomme la « dimension créancière de la monnaie » et qui est le rapport de l’ensemble des dettes en cours sur la somme des dettes et de la monnaie en circulation. Avec d : Dette et a : Argent en circulation, la dimension créancière est alors : (d+a)/a et est compris entre les valeurs 1 et 2 : s’il n’y a aucune dette, alors d = 0 et la dimension créancière est égale à 1. Si la somme des dettes est équivalente à l’argent disponible (hors paiement des intérêts) la dimension créancière sera de 2.

 

Pourquoi avoir développé cette idée de « création monétaire ex-nihilo » ? Jorion en établit, sinon la paternité, du moins la diffusion à Schumpeter. Pour lui, cette « théorie fausse » permet de masquer la fragilité du système bancaire (qui ne fonctionne que si, statistiquement, personne ne retire ses billes au même moment) et éviter les paniques bancaires. Cette création monétaire, reposant sur le « sentiment » (donc la subjectivité) des acteurs d’être riches, est  cohérente avec le « modèle autrichien » mais aussi avec l’idée d’équilibre du marché, de la monnaie voile, et de l’absence de prise en compte du temps[9].

Vis-à-vis du crédit, Jorion insiste sur la différence qu’on doit faire entre crédit à la production, crédit à la consommation et crédit immobilier. Le crédit à la production est une « avance à la production » et est gagé sur les résultats futurs. Le taux d’intérêt correspond alors au partage du surplus à venir. Le crédit à la consommation est, quant à lui, gagé sur les capacités de remboursement futures,  le taux d’intérêt correspond non pas à une avance sur une production à faire mais est une prime de risque contre le non-remboursement. Enfin le crédit immobilier est gagé sur la valeur du patrimoine acquis grâce à ce crédit. En différenciant ces trois types de crédit, Jorion s’oppose clairement au crédit à la consommation qui, selon lui, « ne devrait pas exister ».

 

 

INEGALITES ET STRUCTURE SOCIALE

 

La question de l’argent ne peut être abordée qu’en tenant compte de sa contextualisation, c’est à dire de la structure sociale dans laquelle elle s’insère. Pour Jorion, la société actuelle se caractérise par une structure tripartite qui distingue les « investisseurs-capitalistes » (au sens d’actionnaires, arbitragistes,…), les entrepreneurs et les salariés. Le partage de la valeur ajoutée se faisant à deux niveaux, entre les « capitalistes » et les « entrepreneurs » dans un premier temps, puis entre les entrepreneurs et les salariés dans un second temps, le tout se faisant sur fond de rapports de force[10].

La crise actuelle ne peut s’expliquer qu’en prenant cette structure sociale en compte et, pour Jorion, les racines de la crise sont à chercher à la fin des années 1970 lorsque l’on a inventé la titrisation et la pratique des stock-options, ces derniers alignant les intérêts des cadres dirigeants sur ceux des actionnaires et faisant basculer le rapport de forces au détriment des salariés. Dès lors, le partage des gains de productivité s’est fait en défaveur des salariés et puisqu’il fallait maintenir le niveau de consommation, on a favorisé le recours à un endettement généralisé.

A cela, il faut rajouter l’emballement de la spéculation avec, notamment, la création des CDS (« Crédits Defaults Swaps»). Ici, Jorion distingue bien deux types d’opération à terme : certaines, dont il reconnaît l’intérêt, servent à se couvrir contre un risque existant et il en reconnaît l’intérêt. Mais d’autres, dont les CDS et d’autres dérivés, tiennent lieu de paris sur un risque qui n’existe pas mais que l’on fait apparaître ; il va jusqu’à dire que ces opérations créent le risque qu’elles sont censées couvrir et il résulte de ce fonctionnement une succession de « bulles ».

                                                                                                                    

« MACHINE DE PONZI »

 

            La « machine de Ponzi » (ou « pyramide » ou « cavalerie ») va constituer le cœur de son analyse de la crise actuelle. Rappelons que le principe de la machine de Ponzi est de proposer une rémunération élevée aux agents qui ont bien voulu placer leurs fonds dans un organisme grâce aux apports de nouveaux entrants, eux-mêmes attirés par les fortes rémunérations proposées. Le système fonctionne tant qu’il y a de nouveaux entrants et se grippe quand les ressources en nouveaux entrants sont saturées.

Pour Jorion, le principe de la « cavalerie » ne se retrouve pas seulement dans les cas d’escroqueries du type Madoff mais également dans le fonctionnement même du capitalisme. Ainsi, il cite Modigliani pour qui le système bancaire fonctionnerait en situation de « quasi-cavalerie » ainsi que Shiller qui analyse les bulles spéculatives comme des systèmes pyramidaux.

Il va cependant s’attarder sur les travaux de Minsky qui analyse le développement du crédit comme un processus en trois étapes dont la dernière fonctionnerait comme une « machine de Ponzi ». Dans la première étape, la phase ascendante du cycle fait qu’il y a peu de risques de non-remboursement des crédits et les prêteurs se mettent alors à sous-estimer ce risque. Dans la deuxième étape (« phase spéculative »), les difficultés de remboursement du capital s’accroissent mais cette réalité est masquée par le fait que les emprunteurs peuvent toujours rembourser les intérêts. Enfin, dans la troisième étape, les emprunteurs sont incapables de rembourser les intérêts et le capital et le système ne tient que grâce aux nouveaux entrants ; il entre alors dans un fonctionnement de type « machine de Ponzi ».

            Jorion reprend ce schéma en trois étapes mais reproche à Minsky d’expliquer le passage d’une étape à l’autre par un mécanisme psychologique de sous-estimation du risque.  Il préfère analyser ces transitions comme le résultat d’une adaptation rationnelle des individus au nouveau contexte et s’amuse du fait que l’analyse est à fronts renversés, l’économiste ayant recours aux outils de la psychologie et l’anthropologue usant du concept préféré des économistes. Il précise son analyse en l’appliquant au cas de la « bulle immobilière » : à la deuxième étape (« spéculative »), le remboursement peut être fait par la revente de la maison ce qui favorise la poursuite de l’endettement ; à la troisième étape (« Ponzi »), la pratique des prêts hypothécaires permet de se désintéresser du paiement des intérêts, cette étape précédant de peu la raréfaction du crédit et l’éclatement de la crise financière.

Au final, le fonctionnement économique depuis trente ans peut être assimilé à une machine de Ponzi et si les système des subprimes a  débouché sur l’éclatement d’une bulle ce n’est pas parcequ’on a prêté aux plus pauvres qui étaient incapables de rembourser, c’est plutôt qu’en faisant entrer les plus pauvres dans la cavalerie , c’est à dire les derniers entrants possibles, on est arrivé aux limites du système.

 

QU’EST CE QUI NE VA PAS AVEC L’ARGENT ?

 

            « Qu’est ce qui ne marche pas avec l’argent ? » : c’est la question qui sous-tend toute la démarche de Jorion. Le premier problème tient, d’après lui, dans la contradiction qui existe entre le caractère « égalitaire »[11] de l’usage de l’argent dans sa fonction de transaction et son caractère inégalitaire dans sa fonction de réserve de valeur, caractère renforcé par la structure sociale tripartite. Le deuxième problème tient dans la nature du crédit. S’il y a crédit et paiement des intérêts c’est que l’argent est concentré en un nombre toujours plus restreint de mains et qu’il ne se trouve donc pas là où il serait nécessaire.

Il en résulte donc à la fois une tendance à la formation de bulles spéculatives et une nécessité de développer l’endettement pour soutenir la demande de consommation mais il insiste sur le fait que la taille des bulles spéculatives actuelles rend inopérant le recours traditionnel à la socialisation des pertes.

 

Le problème que pose Jorion est alors de voir comment contrer cette tendance à la concentration de l’argent et il passe en revue les différentes possibilités déjà testées. La première solution rejoint les propositions marxistes visant directement la propriété privée, ainsi que celles prônant l’abolition de l’héritage ou, plus timidement le développement d’un impôt progressif. La deuxième solution, d’inspiration religieuse, aboutirait à l’interdiction du prêt à intérêt.

Il envisage également de limiter les effets néfastes des opérations sur dérivés en conservant, par exemple, la fonction assurantielle des CDS mais en prohibant leurs usages spéculatifs créateurs de risques et il propose la règle suivante : « Les opérations à terme ainsi que les options d’achat sont autorisées. Elles lient leurs contreparties jusqu’à livraison. En conséquence, il n’existe pas pour elles de marché secondaire. Les paris relatifs à l’évolution des prix sont, eux, interdits »  (Jorion page 313).

La solution qui a sa préférence serait le recours à une « monnaie fondante » (Gesell) bien qu’il en voit les difficultés d’application et les limites (dans le sens où cette solution est productiviste et consumériste). L’idée de Silvio Gesell est, rappelons le, de faire en sorte que la monnaie perde régulièrement de sa valeur (par la mise en place d’un système de coupons) de façon à favoriser la dépense (donc sa fonction de transaction) et à freiner le recours à la thésaurisation (donc sa fonction de réserve de valeur). Cependant, il est difficile, d’après Jorion, de juger de l’efficacité d’une telle mesure car les essais de monnaie fondante ont toujours été développés dans des contextes de crise. On peut toutefois nuancer ses propos en rappelant que l’inflation rampante des années 60 qui réduit peu à peu le pouvoir d’achat de la monnaie peut être assimilé à une expérimentation « in vivo » de monnaie fondante.

 

 

CONCLUSION

 

            Ce livre est triple, à la fois un livre de vulgarisation sur l’argent, une tentative de renouvellement de son analyse et une interprétation de la crise que nous traversons[12]. La tension entre ces trois objectifs fait la fragilité même de l’ouvrage.

Paul Jorion entame la remise en cause des analyses « économiques »  de la monnaie de façon provocatrice en déclarant ne pas s’être renseigné sur ces analyses avant d’élaborer la sienne propre de façon à développer pleinement ses apports d’ingénieur financier et d’anthropologue. Pourtant, on sent un flottement dans certaines analyses : par exemple, il prétend valoriser dans l’analyse des trois étapes de Minsky privilégier une analyse en termes de comportement rationnel et non une analyse en termes de comportement psychologique  mais à la fin de l’ouvrage il présente une des ses références, sinon sa référence essentielle, le roman « l’argent » de Zola.  Excellente référence au demeurant mais le roman de Zola repose entièrement sur des présupposés psychologiques à l’égard de l’argent et notamment sur la cupidité ; il me semble donc qu’il y a au moins deux pistes d’analyse qui ne sont guère distinguées dans l’ouvrage.

Par ailleurs, la lecture des sources indiquées en fin d’ouvrage surprennent. Certes, la majorité d’entre elles sont des ouvrages d’économistes (50% de l’ensemble) et il y a une présence incontestable d’ouvrages relevant de la philosophie (15% des sources) ou littéraires (15%) mais les références sociologiques sont quasi-inexistantes (les trois ouvrages cités – de Lénine, Marx et Engels – peuvent-ils entrer dans le corpus sociologique ?) ainsi que les références ethnologiques et anthropologiques. Peut-on ignorer les écrits de Mauss, Simiand et Simmel ? Enfin, si les seuls économistes à trouver grâce à ses yeux sont ceux qu’il nomme « structuralistes », il n’y a aucune mention des recherches pourtant riches qui se font autour d’Orlean, Aglietta ou Blanc.

            Donc, un essai stimulant, provocateur et prometteur mais qui n’entraîne pas totalement la conviction. Peut être pas l’ouvrage révolutionnaire qu’on pouvait attendre mais une pierre à l’édifice que devrait être une véritable analyse de l’argent.



[1] En 2004, il rédige « La crise du capitalisme américain »  alors qu’il travaille pour Countrywide, le principal établissement de crédit immobilier américain. Le manuscrit a été refusé par tous les éditeurs contactés avant d’être accepté par les éditions de la Découverte qui, par prudence, ajoutèrent un point d’interrogation au titre et le publièrent en 2007, avant que la crise des subprimes n’éclate véritablement.. 

[2] « La bourse et la vie – Entretien avec Paul Jorion » - L’Echo du Samedi 14 Novembre 2009

[3] P. Jorion : Les Pêcheurs de Houat : anthropologie économique, Collection Savoir, Hermann, Paris, 1983

[4] « Le salut viendra d’une autre science économique, dont aura été éjecté l’homo oeconomicus, une caricature de l’être humain sous la forme du sociopathe, comme je le rappelais l’autre jour ».

 http://www.marianne2.fr/Keynes-Un-Marx-edulcore-!_a182294.html

[5] « (…) ce que je vais tenter d’accomplir pour la monnaie sera du même ordre que ce que Freud a réalisé pour la psychologie » - « L’argent, mode d’emploi » page 371.

[6] J. Sapir : « Les trous noirs de la science économique » - Fayard - 199

[7] On pensera évidemment à « la violence de la monnaie » (M. Aglietta et A. Orlean – P.U.F. – 1984) qui découle des travaux de René Girard.

[8] P. Jorion utilise de manière indifférente les termes d’argent et de monnaie.

[9] On peut, bien entendu, ne pas être totalement convaincu par cette présentation de l’école autrichienne.

[10] Ce n’est pas sans rappeler la partition adoptée par Thorstein Veblen. Voir par exemple : http://www.alternatives-economiques.fr/de-smith-a-minsky---les-economistes-et-la-finance_fr_art_633_40448.html

[11] Le fait que l’argent soit libérateur et égalitaire est clairement établi par Simmel que Joron ne cite pas.

[12] Une analyse d’inspiration marxiste clairement déclarée, ce qui rend pittoresque sa participation régulière à BFM radio.

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