AU DELÀ DE FREUD

 AU DELÀ DE FREUD

SOCIOLOGIE, PSYCHOLOGIE, PSYCHANALYSE

NORBERT ELIAS

LA DÉCOUVERTE – 2010

 Cet ouvrage est une compilation de cinq articles écrits entre 1950 et 1990 avec une préface de Marc Joly et une post-face de Bernard Lahire. Comme il y a une constance dans la pensée d’Élias et des répétitions dans ces divers articles je ne reprendrai pas les articles l’un après l’autre mais ferait une synthèse en indiquant entre parenthèses l’article par son année de parution.

Les cinq articles sont les suivants : Le domaine de la psychologie sociale (1950), Sociologie et psychiatrie (1969-1972),  La civilisation des parents (1980), Civilisation et psychosomatique (1988), Le concept freudien de société et au-delà (1988).

Pour apprécier ces articles à leur juste mesure il faut d’abord rappeler quelles étaient les ambitions de Norbert Élias. Tenant de la sociologie historique, il est un des rares sociologues de la fin du 20ème siècle se situant de manière assumée dans une perspective évolutionniste et se réclamant d’Auguste Comte. Il est connu pour le « processus de Civilisation » qu’il pense avoir mis à jour et qui consiste dans le fait que les contraintes nécessaires pour que les humains vivent ensemble sont passées d’un statut externe (exercées par le groupe, la famille ou l’État) à une intériorisation par l’individu qui procède donc à un « auto contrôle ». Épistémologiquement, Élias s’oppose à la séparation ente individu et société, les deux n’étant que les deux faces d’un même mouvement historique et il développe le concept de configuration. Enfin, il cherche à promouvoir une vision unitaire des sciences sociales et voudrait établir des ponts entre la médecine (et notamment les sciences du cerveau) et la sociologie. On comprend donc son désir d’associer la sociologie à la psychanalyse en reprenant les thèses de Freud mais en allant au-delà de Freud.

Le premier objectif d’Élias est donc de se passer de la dichotomie « individu / société ». Certes la sociologie interactionniste a également fait cette tentative mais pour lui elle ne fait qu’effleurer la question (1969-1972). En revanche, il considère que la psychologie sociale est la discipline la plus à même de procéder à ce dépassement (1950). Mais pour se passer de cette dichotomie il faut appréhender en même temps le fait que l’individu est dans la société en tant que membre et que la société est également présente en chaque individu. L’exemple du deuil (1969-72) constitue une tentative intéressante de cette démarche. Le deuil lié à la perte d’une personne proche va non seulement toucher l’endeuillé mais va modifier l’ensemble des interactions avec les autres et modifier, pour reprendre le langage de Norbert Élias, l’ensemble des configurations ce qui montre qu’il n’est pas possible de distinguer l’individuel du social.

Epistémologiquement, l’ambition d’Elias est grande. Il faudrait pouvoir unifier les sciences de l’homme mais cette unification est fragilisée pour deux raisons. La première est le au magister des sciences physiques qui imposent leur logique propre à l’ensemble des autres sciences (logique pas nécessairement adaptée à ces sujets d’étude). Le deuxième obstacle est que la spécialisation disciplinaire aboutit à des formes de concurrence entre les disciplines. De plus, Élias pense que pour faire une analyse pertinente de l’humain il faut intégrer les données physiologiques  (1950). Le rapprochement souhaité entre sociologie et psychanalyse n’est donc pas simple à entreprendre notamment par le traitement différent qu’elles accordent à l’individu et au groupe (ainsi pour Freud, la famille n’est jamais qu’un support ou un décor de la problématique individuelle). Cependant l’obstacle principal tient en ce que les deux disciplines ont pour point commun de retenir des conceptions de l’individu et de la société fermés sur eux-mêmes, c'est-à-dire qui sont clairement séparées.

Même si Freud était conscient que la psychologie est une psychologie sociale (dans « Psychologie des foules et analyse du Moi ») il n’a pas su concevoir la société autrement que comme une addition d’individus. Concevant la société et l’individu comme deux entités séparées il va pousser la dichotomie en percevant les pulsions comme naturelles et leur répression comme émanant de la société. Élias précise cependant qu’il faut contextualiser cette conception qui pouvait apparaitre comme allant de soi dans une société où, par exemple, il y avait un décalage d’une dizaine d’années entre le moment où apparaissent les besoins sexuels des femmes et la possibilité de les satisfaire dans le cadre du mariage. Élias envisage donc d’abandonner les dichotomies « individus/société », « Nature/Culture », « Biologique/ social ». Mais pour organiser une articulation entre la psychanalyse et la sociologie Élias envisage de mettre en place une correspondance entre les concepts sociologiques et les concepts psychanalytiques (« le ça, moi et surmoi », « les stades oral, anal, génital », la libido, l’inconscient). Il propose donc de développer le concept de « valence » ouverte sur les autres qu’il rapproche du concept de libido.

L’article « la civilisation des parents » (1980) est entièrement consacrée à l’évolution des rapports entre parents et enfants et montre que les évolutions psychologiques ne peuvent être analysées sans être mises en rapport avec els évolutions sociales. Par exemple, avec la baisse du nombre d’enfants par famille, le rapport à l’enfant va se modifier et celui-ci va acquérir une fonction affective pour les parents, fonction qu’il n’avait pas auparavant. Cela change donc les rapports entre parents et enfants. Alors que jusqu’aux 18è et 19è siècle la domination de l’adulte était sans partage ni discussion, son autorité va devoir être à présent justifiée et légitimée, d’où de nouvelles interrogations pour les parents sur la qualité de l’éducation qu’ils transmettent. De plus, la domination sans partage permettait l’expression libre des émotions alors qu’une autorité qui doit être légitimée impose une répression de ces émotions et un autocontrôle accru de la part des parents. L’enfant était perçu comme un adulte en miniature (même ses jeux étaient des répliques des activités des adultes) et les deux mondes n’étaient pas séparés, par exemple l’enfant dormait dans la même pièce que ses parents. Ce n’est qu’à partir de la Renaissance que les espaces des enfants et des adultes furent séparés et que l’enfant fut exclu de la chambre des parents. Cette éjection et cet isolement de l’enfant allaient dans le sens d’un apprentissage nécessaire de la privatisation et de l’individualisation à venir à l’âge adulte. A partir du 18ème siècle ; la répression des émotions va s’accompagner d’une montée des tabous, notamment sexuels. Pour Élias cela traduit la montée de la morale bourgeoise en opposition au « code de savoir vivre » de l’aristocratie qui pouvait laisser une part assez grande à la visibilité sexuelle. Mais après 1918, on observe un relâchement régulier de ces tabous : pour Élias il ne s’agit pas d’un retour à l’avant 18è siècle mais d’un ménagement de la morale en vigueur (la bonne intériorisation des normes autorise en effet un relâchement du contrôle normatif externe). Cependant toutes ces évolutions impliquent un temps de socialisation accru et sont en lien avec les transformations psychiques des individus.

MORCEAUX CHOISIS

EXTRAIT N°1 C'est l'une des sources des malentendus qui caractérisent les discussions entre psychiatres et sociologues. Tandis que les sociologues, parlant de familles, de groupes ou des sociétés en néral, se réfèrent à ce qu'ils perçoivent comme des configurations d'individus dotées de structures et souvent de dynamiques propres, les psychiatres  reprennent à leur compte leurs arguments mais en termes d'individualités fortement structurées et d'« arrière-plans » relativement peu structurés, sans prendre la mesure de la différence. On voit d'emblée la nécessité, pour tout effort de collaboration dans des domaines tels que la psychiatrie sociale et  la  psychothérapie  de  groupe,  de  confronter ces différents concepts fondamentaux et  d'évaluer  les  données qu’ils déterminent. (Norbert Élias : «  Au-delà de Freud » - p.54 - La découverte – 2010)

EXTRAIT N°2 Peut-être offrira-t-on une meilleure formulation conceptuelle de cet aspect des êtres humains en disant que chaque individu dispose de valences ouvertes prêtes à se joindre à celles d'autres individus, selon un schéma dont les fondements ont été posés par les expériences de la prime enfance au sein de la famille et qui est amené à évoluer en fonction du destin ultérieur des v·alences des personnes concernées dans d'autres configurations. On voit ainsi progressivement  se développer un schema de base plus solide et plus individualisé de valences dirigées vers autrui. Certaines peuvent être fermement liées à celles d’une autre personne dans une relation affective réciproque et durable. D'autres peuvent rester ouvertes, à l'état de valences disponibles, perpétuellement en quête, toujours prises dans des rapports éphémères ; elles peuvent rester sans point d'ancrage ; elles peuvent trouver leur accomplissement dans des tâches et des objectifs relativement impersonnels, dans des activités professionnelles, des hobbies ou des idéaux sociaux ; elles peuvent nfin être fixées sur quelque figure imaginaire. Certaines  théories  actuelles  donnent  l'impression  qu'une seule valence est pour ainsi dire projetée d'un individu vers un autre -la valence sexuelle. Mais, à moins que quelque dogmatisrne théorique ne vienne brouiller notre perception, ce n'est guère ce que l'on observe dans les faits. Les types de relations d'un individu avec autrui impliquant des valences affectives,  c'est-à-dire  la recherche  d'une concordance  avec les valences d’autres personnes sont beaucoup plus nombreux et variés. (Norbert Élias : «  Au-delà de Freud » - p. 64 - La découverte – 2010)

EXTRAIT N°3 Que l'on considère l'exigence impérieuse de l'enfant d'une saturation de ses valences (« Valenzsiittigung ») à travers le contact physique et la communication affective avec d'autres êtres humains ou son besoin à peine moins in tense d'une compagnie humaine  affectueuse,  ou que l'on considère  le besoin adulte de relation sexuelle ou le désir de procréation tout autant que la tendance à entretenir des amitiés non sexuelles ou des inimiliés, selon les circonstances, les valences orientées d'un être humain vers les autres sont nombreuses et variées . Le modèle théorique d'une configuration personnelle des valences caractéristique de chaque individu, dont les valences sexuelles constituent un type fondamental, correspond à des observations de ce genre. Mis à part sa fonction de diagnostic, ce modèle attire l'attention sur un problème fondamental commun aux psychiatres et aux sociologues - le problème de la relation entre la configuration personnelle des valences que chaque membre individuel de la société tient à disposition d'autrui et les configuration s que cette société, en vertu de sa structure d'ensemble, exige que les individus forment les uns avec les autres. (Norbert Élias : «  Au-delà de Freud » - p. 64 - La découverte – 2010)

EXTRAIT N°4 En dépit d'une littérature de plus en plus  abondante, nous ignorons encore à maints égards comment aider les enfants à s’accoutumer  à des sociétés  aussi complexes  et aussi peu “en fantines » que les nôtres, à des sociétés qui exigent beaucou p d'anticipation et d'autocontrôle ; nous ignorons comment les aider, autrement dit, à traverser l'inéluctable processus individuel de civilisation vers l'âge adulte sans gâcher leurs chances de ressentir du plaisir et de la j oie. Au demeurant, cette découverte de l'enfance ne se réduit assurément pas à un progrès des savoirs sur les enfants et à une progression de l'empathie pour les enfants. Elle englobe quelque chose d'autre qui pourrait être la nécessité pour les enfants de vivre leur propre vie, un genre de vie qui se distingue sous de nombreux aspects du genre de vie des adultes, même si les deux sont interdépendants. En définitive, la découverte des enfants est celle de leur autonomie relative. Les enfants ne sont pas des adultes en miniature ; ils deviennent progressivement adultes au cours d'un processus de civilisation à la fois individuel et social, qui varie selon le niveau de veloppement du modèle de civilisation de la société. (Norbert Élias : «  Au-delà de Freud » - p. 81-82 - La découverte – 2010)

EXTRAIT N°5 En résumé, nous nous  trouvons  dans une  époque de transition les anciens rapports parents/enfants, purement autoritaires, coexistent avec des types de relations plus récents  et plus égalitaires, souvent au sein d'une seule et même famille. Le passage d'une relation  parents/enfants  autoritaire à une relation plus  égalitaire produit donc toute une série de problems spécifiques pour chacun des deux groupes et, dans le fond, un haut degré d'incertitude. J'en dirai davantage sur ces problèmes un peu plus loin. (Norbert Élias : «  Au-delà de Freud » - p. 84 - La découverte – 2010)

EXTRAIT N°6 : Programme du cours de vingt-quatre séances sur·la psychologie sociale par N. Elias »  (1950-1951)

PARTIE I   INTRODUCTION À LA THÉORIE ET AUX MÉTHODES

I - Le domaine de la psychologie sociale

 II- Le système nerveux de l'homme

III - Le problème du comportement

1V - Quelques activités mentales

  V - Étapes dans le développement des activités mentales. Le développement de la personnalité

  VI-Écoles de pensée. La controverse sur les caractéristiques mentales innées et conditionnées

V II - Idem

V III - Problèmes du caractère et du tempérament

PARTIE II LES ASPECTS PSYCHOLOGIQUES DES RELATIONS SOCIALES

lX - Expériences avec des groupes expérimentaux

X - La famille vue comme groupe social

XI - Les expériences sociales de base des enfants

              XII - Développement des fonctions mentales par l'expérience sociale dans l'enfance

XIII - Les types de mal-ajustement social et mental

              XIV - Idem

XV - Idem

XVI Idem

  1. - L'adaptation mentale normale à la vie sociale
  2. - Aspects psychologiques des sociétés primitives
  3. XIX - Idem
  1. - Étapes du développement social et mental
  2. - Problèmes sociaux et psychologiques des sociétés occidentales modernes
  3. Idem
  4. Idem
  5. Idem

 (Norbert Élias : «  Au-delà de Freud » - p. 45 - La découverte – 2010)

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