LE CERVEAU REPTILIEN - SUR LA POPULARITÉ D’UNE ERREUR SCIENTIFIQUE

LE CERVEAU REPTILIEN  - SUR LA POPULARITÉ D’UNE ERREUR SCIENTIFIQUE

Sébastien LEMERLE

Éditions du CNRS – 2020

Présentation

L’objet de ce livre est d’analyser pourquoi et surtout comment une théorie scientifique assez rapidement invalidée dans le champ scientifique a pu se diffuser dans la société au point d’intégrer la « culture commune » et d’être évoquée de manière plus ou moins directe depuis plus de quarante ans. Cette thèse est celle du « cerveau reptilien » (ou « complexe R »), partie intégrante de la théorie du « cerveau triunique » (ou «  triunitaire »), thèse élaborée par le neuroscientifique Paul D. MacLean dès les années 1950 et diffusée au cours des années 1960. MacLean propose une théorie du cerveau à la fois structurelle et évolutionniste. Notre cerveau serait composé de trois cerveaux, à la fois autonomes et connectés, apparus successivement au cours de l’évolution. Le premier et le plus ancien est le « cerveau reptilien » que les humains possèdent en commun avec l’ensemble de l’animalité (donc avec les reptiles) et qui constitue le siège des actes réflexifs (fuite, agressivité,…) face aux situations présentant un danger pour l’intégrité physique et la sauvegarde, d’où l’image du reptile (mais également du « crocodile »). Apparu plus tard (et parfois associé au premier), le cerveau limbique (appelé dans un premier temps « cerveau viscéral ») est le siège des émotions et est capable de faire appel à la mémoire face à une situation nouvelle. Il est commun à l’ensemble des mammifères. Enfin, le « néo cortex », propre à l’espèce humaine, est le siège de la raison, de la capacité à lire, écrire et calculer. Cette tripartition peut donner lieu à diverses variantes, le système limbique étant parfois associé à l’un ou l’autre des deux autres cerveaux.

Influences et précurseurs

Cette théorie ne vient pas de nulle part et s’inscrit dans les vieilles idées d’agressivité innée, inscrite dans la nature humaine et que l’éducation ne peut guère corriger.  Lemerle présente Aristote et Platon comme des précurseurs possibles. Ainsi le deuxième a développé l’image d’un cavalier guidant deux chevaux, l’un doux, l’autre sauvage. MacLean reprendra d’ailleurs l’image d’un cavalier menant un cheval sans bride et un reptile en laisse. De même, on peut établir une correspondance avec le Ça, le moi et le Surmoi de Freud (si MacLean n’a pas fait le lien, celui-ci a été fait ultérieurement par ses commentateurs), le Çà (venant de Nietzsche) recouvre les pulsions sexuelles, les tendances à l’agression et l’instinct de conservation. De plus, d’après Lemerle, Freud a également utilisé la métaphore du cavalier.

La diffusion

Cette thèse a connu une assez bonne diffusion dans la société alors qu’elle a été rapidement invalidée dans le champ des neurosciences. On peut expliquer ce paradoxe parce que le contexte des années 1960-1970 a été assez favorable. C’est une période de violences politiques où il y a confrontation des explications sociologiques et biologiques de la violence et où les écrits sur la violence innée commencent à se développer : on peut citer « The territorial imperative » de Robert Aldrey (1966), « « On agression » de Konrad Lorenz (traduit en 1966 aux EU) ou « The Naked Ape » (« Le singe nu ») de Desmond Morris (1967) livres qui jouissent d’une reconnaissance médiatique plus forte que leur reconnaissance académique. S’inscrivant dans cette mouvance les travaux de MacLean apparaissent comme précurseurs de la psychologie évolutionnistes. Le premier vulgarisateur des thèses de MacLean fut Arthur Koestler, intellectuel célèbre, ancien communiste passé à droite, qui publie en 1967 « Ghost in the machine » (traduit en français par « Le cheval dans la locomotive »). En France, les thèses de MacLean furent introduites en premier par des médecins, Pierre Debray-Ritzen, Henri Laborit, Pierre Karli et Maurice Auroux. En revanche, les neurobiologistes Jean-Didier Vincent, Jean-Pierre Changeux ou Alain Prochiantz ont rapidement pris leurs distances avec cette théorie. Les introducteurs utiliseront les thèses de MacLean de manières diverses. Ainsi Debray-Ritzen, proche de la Nouvelle Droite et du Grece[1] s’en sert surtout pour démolir les thèses freudiennes (malgré leur proximité évoquée plus tôt)[2]. En revanche, Henri Laborit en fait une interprétation progressiste. Ne retenant pas l’idée d’agressivité innée et archaïque, il la présente en revanche comme inscrite génétiquement mais s’exacerbant dans le cas où on ne peut éviter un danger (notamment en milieu urbain) et dans le cas où elle le permet de réduire l’angoisse. Il ne parle pas de « cerveau reptilien » mais retient la structure trifonctionnelle du cerveau de MacLean. On peut également citer Edgar Morin qui mobilise Laborit et MacLean dans son livre « Le paradigme perdu : la nature humaine » et a invité MacLean au colloque de Royaumont (1972) où ses idées semblent fraichement accueillies. La traduction des écrits de MacLean en France se fera tardivement dans un ouvrage grand public paru en 1990 alors que ses thèses sont déjà connues du public et en partie entrées dans la culture commune. Le fait est que la popularité de cette thèse s’est d’abord faite par une vulgarisation dans des secteurs scientifiques proches (médecine notamment) mais pas directement concernés par elles. D’après Lemerle, les introducteurs de cette thèse sont prioritairement des intellectuels dominés dans leur champ et/ou en rupture avec l’Université et, pour ceux se situent à gauche, ils sont en rupture avec le marxisme. La diffusion de cette thèse va prendre un tour nouveau avec la parution de « Dragons of Eden » par Carl Sagan, chercheur (astronome) un peu en marge, à la fois homme de spectacle et homme d’affaires. Peu reconnu par les scientifiques, le livre connaitra une certaine réception en France (présenté à l’émission télévisée « La rage de lire » de Suffert et dans « Temps X »  des frères Bogdanoff). Globalement la presse spécialisée s’est peu enthousiasmée pour ce livre mais plus on s’en éloigne et plus les commentaires sont élogieux.  Pour la France, une poussée majeure va être donnée par la sortie du film « Mon oncle d’Amérique » d’Alain Resnais qui présente les thèses d’Henri Laborit, sans référence à MacLean mais faisant entrer la thèse des trois cerveaux dans la culture commune. Sébastien Lemerle va ensuite essayer d’évaluer l’importance de la thèse dans la culture commune à partir des références au cerveau reptilien dans les articles de journaux à l’aide de moteurs de recherche. Il indique lui-même qu’il est difficile d’obtenir des résultats quantitatifs fiables mais cela permet tout de même d’avoir une idée de la variété des usages du terme « cerveau reptilien ». Ce terme semble plutôt prisé par la nébuleuse du Figaro (Le figaro, Figaro Magazine, Figaro Madame,…)[3] où il est cité dans trente trois articles entre 2000 et 2010; les autres titres de presse (libération, Ouest-France, Atlantico, Le Point,…) consacrant entre 15 et 20 articles. La diffusion du terme va se faire ensuite dans des secteurs très divers : entreprises de coaching, développement personnel, conseils éducatifs,… mais aussi dans le domaine des arts (chansons, cinéma, séries télévisées,…)

Usages du terme

Dans toutes ces références (scientifiques, spécialisées, populaires, …), l’auteur va distinguer deux usages du terme « cerveau reptilien », usage causal et usage métaphorique. L’usage causal désigne le fait que le « cerveau reptilien » est « pris au sérieux » et mobilisé pour expliquer un ou des comportements (d’agression, de fuite, etc…).Cet usage est plutôt le fait d’experts de toutes sortes (mais pas de neurobiologistes), de coachs, de consultants divers, d’intervenants en milieu scolaire  mais aussi dans le cadre du neuromarketing, de l’intervention psychosociale,….Sébastien Lemerle consacre de nombreuses pages à des observations d’entreprises de coaching ou de développement personnel qui utilisent abondamment ce terme. L’usage causal serait corrélé à un positionnement libéral (de gauche comme de droite). Cependant Lemerle cite deux auteurs n’occupant pas ce positionnement : Michel Onfray qui semble très consommateur de cerveau reptilien et l’inénarrable Henry de Lesquen qui veut interdire la « musique nègre » qui s’adresse au cerveau reptilien de l’homme. Le cerveau reptilien peut aussi faire l’objet d’un usage métaphorique dans de nombreux domaines où il renvoie à l’idée d’agression naturelle, d’instinct de conservation, de pulsions et émotions à maitriser (ou immaitrisables) mais aussi, à l’inverse, de pulsion d’achat ou de plaisir régressif (dans le cas de la consommation),… enfin il peut désigner une nature ancrée depuis des millénaires, voire une masculinité archaïque, et par contraste, il trace les frontières de la Civilisation. L’usage métaphorique est de trois ordres : il peut être théorique (quand on se sert du terme pour le relier aux notions d’évolution, d’archaïsme ou de simple opposé à complexe). Il peut être également pédagogique quand on veut créer chez l’auditeur ou le lecteur un sentiment de compréhension : c’est ainsi, par exemple, qu’on présente le génotype d’un individu comme un patrimoine, un grand livre ou un programme informatique. Enfin il peut être rhétorique et sera plutôt le fait de producteurs culturels (films, chansons,…). C’est par exemple l’usage de l’image reptilienne destinée à susciter l’effroi (cf le film Alien). L’auteur cite un certain nombre d’œuvres utilisant cette référence de façon plus ou moins évidente (avec une mention spéciale pour « Ghost in the machine » de Police directement inspiré du livre de Koestler).

Commentaires

Sebastien Lemerle continue un travail commencé avec « Le singe, le gène et le neurone. Du retour du biologisme en France » qui consiste à comprendre comment les théories scientifiques se diffusent, ou non, dans la société et font l’objet d’interprétations diverses, des plus raisonnables aux plus délirantes. Il s’inscrit donc dans le cadre de la sociologie de la culture. Dans son précédent ouvrage, Le singe, le gène et le neurone. Du retour du biologisme en France , il s'était intéressé aux divers usages des références à la biologie dans la société. La particularité de l'objet du présent livre est qu'il s'agit d'une théorie très spécifique dont on connait l'origine et qui, sans avoir été dominante, a connu un certain succès mais qui a été assez vite invalidée par les milieux scientifiques.Pourtant elle laisse des traces, peut être durables, dans le discours et la culture commune. A ce titre, on pourrait mettre sa dimension masculiniste (notamment utilisée par Zemmour) en miroir avec l'hypothèse de l'hystérie apparue au 19ème siècle et associée à l'utérus, hypothèse qui est restée dans la culture commune sous la forme du "caractère hystérique" habituellement attribué aux femmes.   On voit que la thèse du cerveau reptilien, vite invalidée, a été adoptée par des milieux connexes dont la scientificité est plus ou moins reconnue (médecine, développement personnel,…) lesquels contribuent à donner une aura de respectabilité à la théorie. La diffusion sociale se fera ensuite à partir des medias, des revues spécialisées aux revues d’information, la qualification de théorie scientifique se maintenant, voire s’accroissant, à mesure qu’on s’éloigne du champ scientifique concerné (la neurobiologie) puis la notion s’acculturant à mesure qu’elle passe par des medias relevant des domaines de la production symbolique (fictions, chansons,…). De répétition en répétition, le cerveau reptilien s’impose et semble relever de l’évidence (effet Asch) et il est, de plus, porté par diverses personnalités pour lequel il constitue une arme sur mesure (Il est dommage que Lemerle n’ait pas analysé les usages du terme par Éric Zemmour pour justifier l’antiféminisme, l’homophobie et l’hyper masculinité).

L’exemple du « cerveau reptilien » est idéal-typique mais il rejoint apparemment les constats faits pour d’autres théories qui ne sont pas nécessairement fausses. Ainsi le gène a fait l’objet d’usages abusifs voire délirants pendant près de trente ans où la définition commune du gène (comme morceau d’ADN) tranche par son aspect assuré avec la prudence des chercheurs. (Cependant les idées reposant sur le « tout génétique » semblent s’effacer aujourd’hui face aux discours sur l’épigénétique). . De même, les hypothèses les plus audacieuses (pour ne pas dire plus) prises avec précaution par les généticiens sont parfois adoptées et diffusées par des secteurs scientifiques connexes (médecine et surtout psychologie) avant de se diffuser dans une presse qui est de moins en moins prudente et de plus en plus affirmative à mesure qu’elle est moins spécialisée. Pour finalement entrer dans la culture commune où on est sûr que le gène fait tout (et le culturel, pas grand chose) ce qui finit par s’incarner dans des expressions toutes faites comme « c’est dans les gènes » remplacé depuis une dizaine d’années par « c’est dans mon ADN » (alors qu’en général « c’est plutôt dans ma culture »).

Il y a vingt ans, spectateur de la poussée de « génétisme » et du rejet d’explications sociologiques et culturelles, j’avais fait un petit travail pédagogique à l’attention de mes collègues de Sciences Economiques et Sociales. Les références scientifiques sont maintenant anciennes mais je pense que le schéma sociologique général reste valable ; c’est ici : http://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/pages/articles/biologie-et-societe-1/genetique-et-societe-une-lecture-de-l-inneisme-contemporain.html . Sébastien Lemerle a fait une recherche poussée des mentions du terme « cerveau reptilien ». De même, il ya une vingtaine d’années, j’avais fait une recherche (peu scientifique mais heuristique) sur l’expression « c’est dans les gènes » via les soixante premières pages du moteur de recherche Google. J’ai rassemblé les résultats ici : http://mondesensibleetsciencessociales.e-monsite.com/pages/textes-pedagogiques/biologie-et-societe/c-est-dans-les-genes-stupid.html

 

[1] Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne

[2] On peut remarquer qu’Eric Zemmour, jamais cité dans ce livre, utilise abondamment la thèse du cerveau reptilien, notamment pour contrer Freud.

[3] Lemerle n’y fait pas référence mais il faudrait se demander quel est le poids des écrits de Zemmour, grand amateur de cette thèse, dans les citations.

Ajouter un commentaire