ELOGE DE LA JAMBE GAUCHE

ELOGE DE LA JAMBE GAUCHE

 

 

On a parfois reproché aux « sciences économiques et sociales » d’entamer d’emblée l’apprentissage d’au moins deux disciplines, l’économie et la sociologie. D’après ces détracteurs, il faut d’abord maîtriser une seule de ces disciplines avant de s’attaquer à la suivante. Or, dans l’optique des SES, la réalité sociale est un tout et réclame l’utilisation de ces deux disciplines : il faut « savoir marcher sur ses deux jambes ».

 

 

Autant que je m’en souvienne, j’ai toujours aimé marché et toujours aimé courir. Les innombrables gamelles que j’ai pu prendre dès le plus jeune âge ne m’ont jamais empêché de déambuler dans les rues les plus sombres et de découvrir les paysages les plus lumineux.

Certes, mon pas n’était pas parfait, je marchais un peu de guingois et avait les baguettes en équerre, enfin c’est ce qu’on m’avait dit.

Marcher me plaisait tellement qu’à la fin de mes études secondaires, je me décidai à en faire le centre de mes activités et, peut-être, mon métier. Il n’y avait hélas pas d’institutions d’enseignement supérieur correspondant à mes désirs et on me conseilla de me diriger vers la spécialisation de la jambe gauche.

Durant le premier cours auquel j’assistai, le professeur n’y alla pas, si j’ose dire, par quatre chemins. Il commença son cours par ces mots :

 

-          Avant tout chose, oubliez tout ce que vous avez appris jusqu’ici car vous n’avez jamais su marcher, vous vous êtes contenté d’agiter maladroitement vos pinceaux. C’est aujourd’hui que vous apprendrez à marcher.

 

Puis il ajouta :

 

-          Et, de grâce, oubliez cette très mauvaise habitude que vous avez prise consistant à agiter alternativement la jambe gauche et la jambe droite. Je n’ai pas , comme certains collègues, de mépris pour la jambe droite, j’estime même qu’il s’agit là d’une discipline exigeante ; mais il est illusoire de prétendre manier les deux jambes en même temps. Entraînez-vous d’abord avec la jambe gauche et ce n’est qu’une fois que vous aurez parfaitement maîtrisé le mouvement que vous pourrez vous attaquer à la jambe droite, pas avant !

 

Un étudiant se risqua à interpeller l’enseignant :

 

-          Mais, monsieur, j’ai fait de merveilleux voyages en utilisant mes deux jambes et vu des paysages que je n’avais jamais vu ailleurs.

 

Le prof éclata de rire (quel mépris !)

 

-          Je parie, jeune homme, que vous avez fait des études d’ambidextrie. Et bien, j’ai le regret de vous apprendre qu’on s’est moqué de vous et les paysages que vous avez vu n’étaient qu’illusions, pour ne pas dire une « vision particulière du monde », autre nom de l’idéologie. Nous, dans l’enseignement supérieur, ne faisons pas d’idéologie mais de la science, la science de la jambe gauche. Nous allons commencer tout de suite.

 

Et le professeur, debout sur l’estrade, nous montra comment tourner la jambe d’avant en arrière puis d’arrière en avant avec le maximum d’élégance et de dextérité (peut on dire dextérité pour la jambe gauche ?). Il nous a d’ailleurs expliqué que c’est à l’élégance du mouvement qu’on reconnaît l’intelligence de la recherche. Nous avons passé l’année sur ce type d’exercices et sommes devenus imbattables. J’avais hâte d’utiliser mes compétences pour voir d’autres paysages mais je dus en rabattre le jour où un étudiant en doctorat avec lequel je discutais souvent m’expliqua qu’il n’était allé nulle part mais qu’il était capable de faire des mouvements de la jambe gauche qui lui avaient valu les félicitations de son jury.

            Finalement, je me suis fait à l’idée que je devais me contenter de perfectionner le mouvement de ma jambe gauche et c’est au fond un but assez exaltant. J’ai appris aussi une certaine modestie : au début de mes études, j’avais tendance à montrer aux pauvres qui n’avaient pas suivi d’études et marchaient maladroitement sur leurs deux jambes, comment on devait faire mais je me suis vite rendu compte qu’ils le vivaient mal, aussi ne dis-je plus rien et les laissais-je faire. En revanche, avec mes camarades de master de la jambe gauche, quand nous nous promenons dans la rue, bras-dessus  bras-dessous, nous ne pouvons pas  nous empêcher de pouffer quand nous voyons des étudiants en perfectionnement de la jambe droite se dandiner maladroitement sur la plus malhabile des jambes. Heureusement, eux tournant sur leur côté droit et nous sur notre côté gauche, nous ne prenons pas le risque de nous rencontrer. Nous nous regardons seulement de loin.

Aujourd’hui, j’ai toujours hâte de me promener, d’aller visiter des pays lointains ; il en est de fort beaux dit-on. Mais pour cela, j’attends d’obtenir mon doctorat, spécialisation « déplacement de la rotule de la jambe gauche ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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