Le XXIème siècle croit-il à ses mythes ?

Un texte écrit pour le catalogue pour  la 11ème triennale de sculpture de Mont-de-Marsan de 2019 sur le thème des mythes

Pour Roland Barthes, l’auteur de « mythologies » (1957), le mythe est une parole et tout peut être mythe. Cela lui permet de publier un des premiers livres sur les mythes modernes où il traite aussi bien de la Citroën DS que des martiens ou de la poésie de Minou Drouet. Certes le mythe est langage et parole et, comme le mythologue Mircea Eliade le rappelle, on peut trouver les structures narratives des mythes dans les romans policiers ou les Comics ; c’est flagrant dans le cas de la série de films « Star wars » explicitement fabriquée à partir du « monomythe », un schéma narratif que Joseph Campbell dans le « héros aux mille visages » présente comme le schéma de base de tous les mythes. Mais c’est traiter le mythe à la légère que le réduire à la seule parole. C’est d’abord un récit mais pas un simple récit destiné à distraire (on serait alors dans le Conte ou dans tout autre récit fictionnel) et,  malgré son caractère fantastique et ses personnages  hors du commun, il est un objet de croyance. Il se situe hors du temps (à la différence de la Légende) et nous donne des clés de compréhension sur ce qu’est notre Monde. C’est ainsi que parmi les récits que l’on qualifie de mythique, nous avons d’innombrables recensions de la création du monde aussi bien que de fins du monde (de l’arche de Noë aux quatre soleils des aztèques). De même, l’anthropologue James George Frazer a recueilli des dizaines de mythes de l’origine du feu (donné par deux étoiles en Tasmanie, par la foudre chez les Bakangos, apporté par un faucon en Australie, un corbeau chez les indiens ou les lézards en Nouvelle-Guinée,…) et les « Lois de Manou » racontent la création des castes indiennes à partir du corps de l’Être Suprême. Le mythe est donc aussi, et principalement, un récit fondateur.

On est tenté de distinguer les sociétés passées qui seraient gorgées de mythes de nos sociétés contemporaines, scientifiques et rationnelles, qui mettraient les mythologies au ban du monde. C’est pourtant une erreur que de ne pas voir que nos sociétés sont productrices de mythes car la frontière entre les connaissances et les croyances est poreuse et toujours difficile à fixer. Ainsi, même un discours aussi savant et moderne que le discours économique est largement fondé sur une histoire entièrement mythique selon laquelle l’invention de la monnaie serait issue des insuffisances du troc. Mythe au sens le plus fort du terme qui met en scène des individus autonomes et calculateurs semblables à des demi dieux et qui est surtout un discours fondateur de notre vision de l’économie (et de la naissance de notre monde économique). Mythe créé au 18ème siècle, battu en brèche depuis un siècle  par les recherches historiques et anthropologiques et pourtant mythe toujours vivace. L’un de nos mythes fondateurs le plus populaire est notre parenté supposée avec les gaulois,  croyance issue du 19ème siècle dans le but de donner chair au « Roman National » et reprise en 1959 avec la création d’Astérix. Ainsi la fiction et le conte rejoignirent le mythe : nous savons tous qu’Astérix n’existe pas mais ses aventures réactivent notre croyance collective dans l’existence d’un peuple intemporel qui se caractériserait par son caractère combatif et râleur et son indéfectible unité. Les Etats-Unis ont connu un équivalent avec les romans et les « westerns » qui entretenaient les légendes de la conquête de l’Ouest et du recul de la « frontière »  (qualifié de « mythe de la frontière » par les historiens). Mais aujourd’hui les cow-boys ont quasiment déserté le champ des récits modernes et les westerns ont cédé la place aux films de super-héros. Cela n’est pas dû au seul sens stratégique des grandes majors cinématographiques mais au fait que le public plébiscite ces histoires. Pour les Etats-Uniens, ces films renvoient probablement à une dimension semblable à celle des westerns, à la différence notable qu’ils ne se situent pas dans un passé repérable mais dans un présent impossible, un présent qui se situe dans un New-York uchronique, habité par des Super-Héros qui n’ont jamais existé et nous semblent étrangement contemporains.

De la légende du Farwest, nous passons à la mythologie des super-héros. Les films et les récits de super-héros constituent un genre à part, mixte de science fiction, avec sa science rarement crédible, et de mythologie avec ses dieux et ses êtres surhumains : Galactus est un Extra-terrestre à l’allure divine, le surfer d’argent vient d’une autre planète mais est amené à combattre le maitre des enfers, Lucifer lui-même, ou Loki, son homologue nordique. Mais l’importance de la magie (du Dr Strange ou de Green Lantern) au côté de la science (Iron-Man ou Ant-Man ) voire la savante fusion des deux (Dr Fatalis), fait qu’on peine parfois à distinguer ces récits de la Fantasy,  l’autre grande famille de récits qui s’impose en ce début de 21ème siècle. De celle-ci se dégage le seul nom de J.R.R. Tolkien qui a lui-même a déclaré qu’il désirait par ses écrits « rendre aux anglais une tradition épique et leur présenter une mythologie qui leur soit propre ». On peut estimer que les récits de super-héros ainsi que le « Seigneur des anneaux » relèvent de la simple fiction mais dès lors qu’ils font l’objet d’une appropriation populaire certains récits prennent une dimension mythique : ainsi, « Don Quichotte » annonce l’entrée dans le monde moderne et désenchanté et « Robinson Crusoé » précède l’émergence de l’individu moderne et désocialisé. Il n’est pas étonnant que les deux grandes narrations populaires de notre temps soient le récit de super-héros et la Fantasy, plus particulièrement celle de JRR Tolkien qui draine avec elle de véritables novations, l’essor du genre littéraire bien sûr mais aussi des travaux universitaires (avec l’existence de spécialistes de langue elfique, par exemple), le développement de jeux de rôles (« Donjons et dragons ») et la production cinématographique et télévisuelle (laquelle ne fait probablement que commencer). La popularité de ces récits vient de ce qu’ils entrent en résonnance avec l’état du Monde. Le récit de super-héros mélange science et magie en un début de 21ème siècle où la défiance à l’égard de la science semble progresser. Quant à la Fantasy, elle a été dès ses origines - au milieu du 19ème siècle,  une réponse onirique aux transformations que la société contemporaine subit depuis la Révolution Industrielle. De tous les personnages créés par Tolkien, le plus emblématique est le Ent Sylvebarbe, cet être mi arbre- mi homme, qui présente son peuple par ces mots : «Certains des miens ressemblent absolument à des arbres, à présent, il leur faut quelque chose de considérable pour sortir de leur torpeur, et ils ne parlent que par murmures. Mais certains de mes arbres ont les membres souples, et ils sont nombreux à pouvoir me parler ». Volonté de vivre en symbiose avec son environnement naturel et non de soumettre la nature comme l’ont fait les troupes de Sauron et les hommes du 20ème siècle, Sylvebarbe parle de nous.

Thierry Rogel – Professeur agrégé de Sciences Sociales - Auteur de « La sociologie des super-héros » (Editon Hermann – 2012) et de « face à la perte d’un monde : Tolkien et la sociologie » dans « Tolkien et les sciences » - Ed Humensis – à paraitre)

BIBLIOGRAPHIE GENERALE

+ Bonte – Izard : « Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie » - PUF – 2000

+ P. Brunel (dir) : «  Dictionnaire des mythes littéraires » - Ed du Rocher - 1988

+Joseph Campbell : « Le héros aux mille visages » - Oxus – 2010

+Mircea Eliade : « Aspects du mythe » - Gallimard – 1963

+D. Fabre : article « mythe » dans Jacques Le Goff (dir) : «  La Nouvelle histoire » - Retz – cepl - 1978

+ J.G. Frazer : "Mythes sur l'origine du feu »Payot, 1969,

+N. Journet (dir) : « Les grands mythes » - Ed Sciences Humaines – 2017

+J.L. Le Quellec et B. Sergent : « Dictionnaire critique de la mythologie » - CNRS Editions – 2017

+B. Valade : « Les mythologies et les rites » dans André Akoun (dir) : « L’anthropologie » - Ed Marabout – 1974

 

BIBLIOGRAPHIE CONCERNANT LA QUESTION

DES MYTHES MODERNES ET DES MYTHES POPULAIRES

+ M. Agulhon : « Le mythe gaulois » - dans «Le mythe gaulois : Astérix. Un mythe et ses figures » -Ethnologie française, volume 28, n° 3, 1998.

+ R. Barthes : « Mythologies » - Seuil - 1957

+V. Ferré  « Le dictionnaire Tolkien » - CNRS Editions - 2012

+ Raoul Girardet : « Mythes et mythologies politiques » - Seuil - 1986

+ Th. Rogel : « Sociologie des super-héros » - Hermann -2012

+ JRR Tolkien : « Lettres » - Bourgois - 2005

+D. Victoroff « Les cadres de l’opinion publique »dans  F. Balle : «  Encyclopédie de la sociologie » - Larousse - 1975

 

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