Super-Héros et Science-Fiction

SUPER-HEROS ET SCIENCE-FICTION :

DES QUESTIONNEMENTS DIVERGENTS

(Thierry Rogel)

(Paru dans la revue « Entropia » N° 16 - Éloge du présent)

Dernier ouvrage paru : « Sociologie des super-héros »-Herman – 2012.

TEXTE DE PRESENTATION

La diversité des récits de science-fiction et des récits de super-héros est telle qu’on peut trouver bien des points de jonction entre eux mais, majoritairement, il s’agit de deux genres différents par leurs intentions et objectifs. Si l’on reprend les propositions du texte de présentation de ce numéro, on peut dire que la science-fiction se développe à partir d’une réflexion sur la science (au sens strict ou au sens large en incluant les sciences humaines) et ses applications ainsi que sur les devenirs possibles de l’humanité (que ce soit sous la forme de l’anticipation ou de l’uchronie) c'est-à-dire sur une temporalité dont le caractère essentiel est celui de l’irréversibilité (ou de la transformation de cette irréversibilité dans le cas de voyages dans le temps). Bien sûr, cette délimitation, comme toute délimitation, ne peut recouvrir tous les récits reconnus comme récits de Science-Fiction. D’un autre côté, certains récits de super-héros relèvent clairement de la science fiction. Pourtant c’est loin d’être le cas pour la majorité d’entre eux. En effet, leur réflexion sur la science est en général fort pauvre et cette science n’est bien souvent qu’un masque moderne de la magie. De plus, le traitement de la temporalité de ces récits n’est pas du tout le même que celui qui est fait dans le cadre de la science-fiction. De fait, l’engouement actuel pour les super-héros, notamment au cinéma, ne peut pas être analysé comme un engouement pour une forme particulière de science fiction et ne dévoile pas le même type de questionnements collectifs. Les récits de super-héros sont plutôt des récits d’origine à rapprocher des récits mythiques et de la fantasy ; on sera donc souvent plus proche de Tolkien que de Philippe K. Dick. Cet engouement actuel pour les super-héros est il alors à rapprocher d’une inquiétude à l’égard de la science et d’une incapacité à envisager notre avenir collectif ?

 

« Interroger la science-fiction, c'est donc d'abord interroger la fiction en tant que science » mais aussi « questionner la science en tant que fiction »(1) , c’est donc s’interroger sur le devenir des applications de la science, de la « hard science » jusqu’au « space opera », mais également prendre le récit comme base de réflexion sur la société et sur son devenir, avec le temps linéaire au cœur des récits (anticipation, uchronie, utopie, dystopie,...). Ces réflexions traversent effectivement la science-fiction jusqu’aux récits les plus éloignés de la galaxie centrale de la SF : les textes poétiques de Ray Bradbury sont généralement des récits sur le « désenchantement du monde » (2) (souvent consécutif au progrès et à l’utilisation de la techno-science). De même les textes humoristiques de Robert Sheckley ont généralement pour fond une réflexion sur les délires de la rationalité (3) (une autre manière de parler du désenchantement du monde).  Cependant la littérature de super-héros, même si elle entretient parfois de solides liens avec la science-fiction, n’en est pas un sous-ensemble, développant autant de points communs avec celle-ci que de différences. C’est par rapport aux deux lignes de réflexion précitées que les super héros ratent généralement le coche de la science-fiction : d’une part la science évoquée n’est science que de nom, d’autre part le temps des récits n’est généralement pas un temps linéaire.

Depuis la naissance de Superman en 1938 les super-héros se comptent en milliers mais il est possible d’en retenir deux lignées « ideal typiques ». La première, celle des super-héros sans super pouvoirs, dont Batman est le plus célèbre, n’a que peu à voir avec la science fiction et se loge dans la tradition des personnages et justiciers masqués (Zorro, Fantômas, Judex, le fantôme du Bengale,...et, bien avant, le prince Rodolphe des « mystères de Paris »). Certes, Batman, démuni de super pouvoirs, s’aide de la technique dernier cri comme, plus tard, Iron-Man le fera aussi. Mais cela ne suffit pas à le faire entrer dans le domaine de la science fiction dans la mesure où ces gadgets sont l’équivalent d’un pistolet amélioré mais n’engagent pas de réflexion sur l’usage de la technique. La deuxième lignée est celle des surhommes dotés de « superpouvoirs ». A priori, ceux-ci font partie de la science-fiction : selon Brian Aldiss, Frankenstein, le plus célèbre des « surhommes », constituait la première oeuvre appartenant véritablement au genre (4). Pourtant le thème du surhomme qui échappe à ses créateurs n’est pas neuf, en témoigne le mythe du Golem, mais dans le récit du Golem, le rabbin Loew donne vie au personnage en introduisant la parole de dieu sur un papier fourré dans sa bouche. Dans le cas du monstre de Frankenstein, l’hypothèse de Dieu n’a plus besoin d’être, le savant donne la vie grâce à l’électricité, une énergie nouvellement découverte. La laïcisation du thème et la réflexion sur une nouveauté scientifique participent  ici à la construction de la science fiction. Le super-héros est bien souvent le résultat d’une expérimentation ou d’un accident scientifique : Captain America est créé grâce à une formule chimique, Spiderman est mordu par une araignée radioactive, Hulk nait d’une expérimentation malheureuse  fondée sur de mystérieux rayons gamma ». N’y a-t-il pas ici une fiction élaborée à partir de la science ? Cela ne suffit pourtant pas à faire entrer ces récits dans le cadre de la science-fiction. Certes, la science a sa place dans ces récits, la science de son temps : chimie dans les années 40, nucléaire dans les années 60, génétique dans les années 80. Certes l’image qu’on se fait de la science a changé : science constructrice et positive pour le Captain America des années 40, science menaçante et propice à l’accident irréversible dans les années 60 mais il n’y a, en général, guère de réflexion sur les usages de la science.

Un autre nom de la magie.

La science des super-héros n’est bien souvent qu’un autre nom de la magie : Spiderman obtient les pouvoirs d’araignée en étant piqué par une araignée radio active et Daredevil  devient aveugle en empêchant un aveugle d’être renversé par un camion transportant des produits chimiques. Dans ces divers récits c’est la magie qui opère ; « le même engendre le même » ce qui n’est pas autre chose que la définition de la relation magique selon Frazer (5). Les caractères magiques des pouvoirs des surhommes sont encore plus flagrants avec les X-men des années 60 dont les mutations génétiques sont le résultat d’accidents nucléaires, certes, mais donnent des ailes d’ange (Angel), des pieds de singe (Le Fauve), des yeux à rayons lasers (Cyclope),... De même, les « Quatre Fantastiques » traversent une pluie de météorites radioactives et l’un s’enflamme alors que l’autre acquiert un corps infiniment élastique,... Même dans des cas qui semblent plus proches de la science comme celui de Hulk (inspiré de  Frankenstein) on s’éloigne de celle-ci dans la mesure  où l’énergie responsable n’est plus  l’électricité, énergie bien réelle, mais de mystérieux rayons Gamma. Face à ces pouvoirs supposés scientifiques, on trouve aussi de nombreux héros aux pouvoirs explicitement magiques ou relevant de la sorcellerie : Green Lantern, Dr Strange, Wonder Woman,.... pour ne citer que les plus célèbres. D’autres enfin possèdent des pouvoirs hybrides dont on peine à déterminer la nature (le surfer d’argent, Superman, Iron-Fist,....). Ces divers super pouvoirs, techniques, magiques ou hybrides, coexistent sans problème dans ces récits : quand Iron Man combat Le Mandarin c’est des rayons supposés d’origine scientifique que l’on confronte à des bagues magiques.

Un temps mythique

Il n’a échappé à personne que nombre de ces super-héros entretiennent des liens étroits avec la mythologie de manière explicite (Thor) ou implicite (Superman et Moïse, le surfer d’argent et le christ) mais ce n’est pas tant le choix des personnages qui rapproche ces récits du mythe que la question de la temporalité. On sait avec Mircea Eliade que le temps des mythes est un temps circulaire et réversible (par opposition au temps historique, linéaire et irréversible) . Or, si les aventures des alter egos des super héros se passent en général dans un temps historique, linéaire et irréversible (6) (c’est évident pour Peter Parker qui vieillit au cours des épisodes, ça l’est moins  pour Clark Kent), les aventures des super-héros se déroulent dans un temps  réversible dans lequel les personnages ne vieillissent pas (7). Pour reprendre Umberto Eco, Superman est un héros mythique aux temps du roman (8).  Le récit de Super Héros s’éloigne donc résolument du récit de SF et se rapproche nettement des récits dits mythiques et des récits de Fantasy en se situant rarement dans un temps futur mais plutôt dans un présent imaginaire. C’est particulièrement net pour les héros de Marvel qui vivent dans un New York soumis aux problèmes de l’époque (comme le problème noir ou les révoltes étudiantes dans les années 60) et dont les récits constituent, suivant les cas, une forme d’utopie ou d’uchronie contemporaine. Mais cela peut être également un temps incertain : le Metropolis de Superman, même s’il ressemble aux mégapoles américaines, ne peut guère être situé précisément ni dans le temps ni dans l’espace.

Le pouvoir au cœur.

Le questionnement central des récits de super-héros n’est pas celui de la science ou du devenir de la société mais celui du pouvoir et de sa légitimité, questionnement qui va traverser la courte histoire des super-héros (1938-2014). Deux citations célèbres dans le petit monde des super héros sont emblématiques : la série « Watchmen » trouve son origine dans la citation (attribuée à Juvenal) « Qui surveillera les gardiens ? » (« Who Watches the watchmen ?») et Peter Parker est connu pour la dernière phrase de la première aventure de Spiderman (« De grands pouvoirs entrainent de grandes responsabilités » - citation due, semble-t-il, à Voltaire). Cependant cette question du pouvoir va prendre des formes différentes selon la période envisagée. On considère en général qu’il y a eu trois ou quatre périodes d’engouement pour les super-héros : durant la première période dite de l’âge d’or (1938-1945/50), le super pouvoir est attribué  à un surhomme qui est chargé de faire régner la liberté (Captain America ou Superman luttant contre les Nazis)  ou de défendre la justice (Batman). Malgré les atermoiements de Batman, ces personnages sont en général de véritables héros aux valeurs inébranlables même s’ils ont démarré comme des êtres faibles, incarnant en cela les valeurs américaines de réussite individuelle (Captain America, par exemple, petit et maigrichon, devient un surhomme dans le seul but de défendre les valeurs américaines et ne sera jamais perverti par la possession de superpouvoirs). Durant l’âge d’argent (1961-1973), l’objectif du super héros n’est pas tant de faire régner la justice que de lutter contre les déséquilibres psychiques et sociaux provoqués par la possession de superpouvoirs. Spiderman est le personnage le plus typique de cette période : involontairement responsable de l’assassinat de son oncle, il n’a de cesse de tenter de réparer sa faute première en combattant le mal mais il doit pour cela mettre au second plan sa vie d’adolescent : les « multiples vies » de Peter Parker lui interdisent d’en vivre une seule. « Watchmen » va constituer, à juste titre, un tournant majeur dans l’histoire des super-héros et c’est encore la question du pouvoir qui est au centre du récit. Des super-héros vieillissants décident de maintenir l’ordre dans une Amérique uchronique qui a gagné la guerre du Vietnam et dans laquelle Nixon est toujours président mais ce n’est plus la justice qu’ils défendent, c’est un ordre illégitime qu’ils maintiennent.  « Civil War », paru en 2006-2007, relève de la même interrogation : face aux risques d’abus de pouvoirs des super-héros, le gouvernement américain leur demande de dévoiler leur identité secrète et  de se mettre au service de l’Etat provoquant une scission au sein des super-héros entre les partisans et les opposants à la loi. Le caractère dystopique de ces deux dernières histoires les rapproche de la science-fiction, rejoignant le petit nombre de récits qui sont dans ce cas, comme Adam Strange (mais Adam Strange est il un super héros ou une déclinaison de Buck Rogers ?) ou la « saga du clone » de Spiderman. Cependant, ce survol permet de montrer que le récit de super-héros n’est pas un sous-genre du récit de science-fiction mais bien un genre à part.

Le retour des super-héros.

Le succès actuel des super-héros ne laisse pas de s’interroger quant à ses causes. Ce renouveau des super-héros, essentiellement  lié au cinéma, peut être daté du début des années 2000 (avec la reprise des X-Men et  le succès des Spiderman de Sam Raimi) et surtout de 2012 avec le succès d’Avengers (9). On ne peut ignorer l’importance des progrès des effets spéciaux et de la stratégie de Disney (qui a racheté le groupe Marvel en 2009) mais cela ne suffit certainement pas à expliquer cet engouement. Pour le saisir, il convient d’analyser le succès des super-héros avec les autres genres de « fiction pure » (Science-Fiction, Fantasy, Horreur,...). Il apparait que si la science fiction et l’horreur eurent leur heure de gloire au cours des années 1990 avec, notamment, Starwars, les adaptations de Ph. K. Dick et Matrix pour la SF et les déclinaisons de Vendredi 13, Halloween, Scream,... pour les films d’horreur, pour la période 2000, il semble que les films de super-héros et la Fantasy se taillent la part du lion (« Le seigneur des anneaux », « Bilbo le Hobbit », « Narnia », « Les royaumes du Nord » voire « Avatar » qui relève autant de la fantasy que de la pure science-fiction). Pour le moment, le public ne semble guère chercher les films qui s’interrogent sur les applications de la science ou le devenir de l’humanité ; même dans les films de super-héros, minoritaires sont ceux qui, comme « Chronicles », « Super » ou Watchmen », posent vraiment la question du pouvoir. De prime abord, on peut penser qu’en temps de crise la recherche d’un « surhomme » répondrait à un besoin latent de puissance. Certes, cette explication est séduisante pour expliquer les débuts de Superman ou de Captain America dans les années 1940 mais si on relie le succès actuel à celui des films de Fantasy, il apparait que c’est la recherche de « réenchantement du monde » qui devient primordiale. Ces deux genres cinématographiques, en rompant avec le temps historique, proposent des « mythes d’origine ». Le seigneur des anneaux propose un récit situé dans « un autre temps » et « un autre lieu » (ce qui n’est pas tout à fait le « il était une fois dans un pays lointain » des contes de fées). Le récit typique de super-héros propose lui un récit dans un « aujourd’hui » et un  « ici » improbables et nous propose un substitut du cow-boy comme personnage héroïque et mythique. Ajoutons à cela la part essentielle de magie déjà évoquée, on comprend le succès de ces films dans une société de plus en plus méfiante vis-à-vis de la science (10). La SF cinématographique des années 50 et 60 s’interrogeait sur les utilisations de la science, utilisations bénéfiques ou maléfiques, mais pouvait se projeter dans son avenir car on était encore sur la lancée du scientisme du 19ème siècle et encore sûrs de nos origines. Aujourd’hui, foin de questionnements sur la science et du devenir de l’humanité, ce qui nous attire c’est, semble-t-il, le réenchantement du monde et une interrogation sur nos origines...

 

1 Extrait du texte de présentation de ce numéro.

2 Max Weber, Le savant et le politique, Plon, 1959 p.70

3 Thierry Rogel : «Robert Sheckley sociologue?  - site Internet « monde sensible et sciences sociales »

4 Jacques Sadoul :  Histoire de la Science-Fiction moderne – 1911-1984 – Robert Laffont- 1984

5 « (...) les choses en contact sont ou restent unies, le semblable produit le semblable, le contraire agit sur le contraire » in  Marcel Mauss, Esquisse d’une théorie générale de la magie », l'Année Sociologique, 1902-1903

6 Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Gallimard, 1957.

7 Thierry Rogel, Sociologie des super-héros, Herman, 2012

8 Umberto Eco, De superman au surhomme, Grasset, 1993.

9 Datation discutable à laquelle on peut préférer 1998 avec « Blade » voire 1989 avec « Batman » de Tim Burton.

10 Entretien avec Gerald Bronner, Mécanique de la méfiance, Libération, 29 Juillet 2013

 

 

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