HAYEK : DU CERVEAU A L’ÉCONOMIE

(Thierry AIMAR – Michalon – Le Bien Commun – 2019)

Friedrich Hayek (1899 -1992) n’est pas seulement un des économistes majeurs du 20ème siècle mais est aussi un penseur de grande envergure et c’est ce que Thierry Aimar veut nous montrer dans ce livre en présentant non seulement ses idées sur l’économie et ses approches philosophiques mais également les réflexions qu’il a développé sur le cerveau (« L’ordre sensoriel » - 1952).  Le point de départ de sa réflexion est pour le moins stimulant puisqu’il commence par la question de l’ignorance qui est centrale pour Hayek. Le point de départ de ses analyses est que nous connaissons moins de choses que nous en ignorons, sur le monde environnant mais aussi sur nous même.

Ignorance, subjectivité et tolérance

La première question à poser est donc l’ignorance de soi ; comprendre la manière dont  nous arrivons à nous connaitre nous même est alors essentiel. Pour cela l’individu doit s’engager dans un travail introspectif qui ne permet pas tant d’établir la réalité de ce qu’il est que de construire un état de cohérence interne. C’est par cette introspection que chacun construit sa « subjectivité », maitre mot de la démarche Hayekienne, en transformant l’ignorance sur soi en éléments de connaissance explicite. Les « primum mobile » sont donc la conscience de chacun de sa singularité (« individualité ») et la découverte qu’il ya en chacun plus de singularité que d’éléments de communauté avec les autres (« subjectivisme »). Les individus sont donc autonomes mais ils doivent prendre conscience du caractère incommensurable et incomparable des diverses subjectivités. On ne peut donc juger l’autre et la tolérance à l’égard de ses actions est une attitude à la fois inévitable et nécessaire. Ignorance, reconnaissance des subjectivités et tolérance sont aux fondements de la pensée hayekienne. L’ignorance ne s’applique pas qu’à soi même mais touche également la relation de l’individu au monde. La connaissance des désirs des autres est a priori inaccessible mais devient un défi à relever car elle est centrale dans les échanges économiques entre individus. L’entrepreneur va être l’acteur central qui permet de lever les obstacles à l’échange car il est celui qui découvre des opportunités nouvelles (et pas seulement un « innovateur ») mettant en lien les individus et leurs préférences. Le profit de l’entrepreneur n’est donc pas une récompense du risque pris mais une rémunération de la découverte de ces opportunités et la compétition entre les entrepreneurs permet de favoriser cette procédure de découverte.

Marché et Catallaxie

Ces découvertes se feront donc dans le cadre du marché. Hayek inaugure le néologisme « catallaxie » pour désigner le processus selon lequel l’ajustement mutuel des multiples comportements individuels engendre un « ordre spontané » qui fait de chaque ami un ennemi (cependant il ne convient pas d’assimiler cet ordre à un simple « équilibre de marché »). Les préférences des uns et des autres étant inconnues, elles vont se révéler par les prix s’établissant sur le marché ; le marché est alors conçu comme un formidable diffuseur d’informations qui permet de contrebalancer l’ignorance fondamentale qui touche chaque individu. La monnaie, en permettant l’essor de ces échanges, va amplifier ce processus de découverte. Le marché et la concurrence favorisent la découverte d’opportunités nouvelles ; il est donc nécessaire de combattre tout ce qui peut entraver ces processus, notamment la recherche de maintien de situations de rente par les acteurs. Hayek distingue deux types de rentes : celles qui sont associées au fonctionnement de l’État et captées par des groupes particuliers et les « rentes privées » liées au monopole de tel ou tel acteur. Le monde décrit par Hayek n’est donc pas un monde sans oppositions ni conflits : le conflit central est celui qui oppose les « insiders » (« capitalistes ») et les « outsiders » (« Entrepreneurs »), les seconds essayant d’entrer dans le système avec de nouvelles opportunités et les premiers s’opposant aux changements qui pourraient remettre en cause leurs rentes et tentant de « fermer » le système.

Scientisme et constructivisme

La conception hayekienne de l’individu est ion ne peut plus éloignée de celle des « néoclassiques » et de l’homo-œconomicus. Pour lui, les individus vont moins agir par calcul ou de manière consciente qu’en respectant des  normes, traditions et conventions qui les dépassent (les « règles de juste conduite ») mais celles ci ne sont pas le fait d’une construction consciente mais ont été sélectionnées en fonction de leur efficacité (notamment en termes d’économie des ressources utilisées) selon un principe évolutionniste proche du darwinisme. Ces « justes conduites » permettent de dégager des régularités et de stabiliser les prédictions ; cependant elles n’aboutissent pas à un système figé car elles entrainent des effets émergents indépendants des intentions des acteurs et l’apparition de nouvelles opportunités. L’ignorance étant la situation dominante et celle-ci ne pouvant être compensée que par l’émergence de structures issues d’un processus de sélection effectué dans le temps, toute tentative de construire consciemment et rationnellement un système ne peut être que néfaste. Le « constructivisme » issu des lumières, de Descartes et de Rousseau est pour Hayek le principal ennemi à combattre.  Ce « scientisme » va notamment trouver à s’incarner dans les principes de planification qu’il récuse (quel que soit le degré de planification) : il n’y a pas de troisième voie possible entre libéralisme et planification.

L’idée de justice sociale est directement issue de ce constructivisme. Elle n’a pas de sens pour Hayek et ne peut être que néfaste car elle implique des interventions qui remettront en cause l’apparition d’un « ordre spontané ». A cette idée de « justice distributive » Hayek oppose l’idée de « justice procédurale » (ou « commutative ») qui met l’accent sur les règles du jeu et non sur ses résultats. Pourtant force est de constater que le désir de « justice distributive » reste bien implant chez les hommes, ce qu’on ne peut expliquer que par l’incompréhension de l’existence de « méta-règles » (celles de l’ordre spontané) et  par une passion des hommes pour l’égalité.

Crises économiques

C’est précisément cette volonté d’intervention sur le fonctionnement économique, appuyé sur une « prétention à la connaissance » qui est à l’origine des crises économiques. Parmi les actions néfastes, Hayek accorde une place particulière à la création monétaire et à l’expansion du crédit. En effet, le crédit facile aboutit à rendre faussement viables des plans de production qui ne le sont pas (et en cela il est plus dangereux que l’inflation, qui en est sa conséquence et qui trouble les fonctions de transmission d’information des prix) mais à l’inverse, vouloir contrôler l’inflation est également un objectif inapproprié et dangereux. Vouloir agir sur la monnaie en circulation (quel qu’en soit l’objectif) est donc dangereux et, cohérent avec lui-même, Hayek propose la mise en place d’un système de marché de « monnaies privées ».

Anticipations et réseaux ?

Hayek est décédé en 1992, avant l’essor d’une nouvelle phase de l’économie et de la société au travers des réseaux numériques, cependant Thierry Aimar envisage sur quelques pages ce qu’il en aurait pu dire compte tenu de ses réflexions antérieures (notamment dans son ouvrage « les routes de la servitude »). Le tableau est plutôt sombre car la numérisation aurait pour effet de réduire les échanges de « face à face » de réduire la propension à la réflexion et à l’introspection au profit de l’émotion, de la comparaison envieuse et la  construction de communautés « virtuelles ». Il y aurait donc une perte de la capacité des individus à construire leur subjectivité.

Conceptions politiques

Hayek a également développé des réflexions sur la politique et la démocratie. Pour lui, la démocratie au 20ème siècle s’est éloignée de ses objectifs initiaux en favorisant le rapprochement des pouvoirs législatifs et exécutifs et en autorisant une extension des pouvoirs de l’État (notamment par l’impôt et la création monétaire). Ces évolutions freinent l’essor de la « catallaxie » et favorisent  les intérêts des groupes particuliers. De plus, elles ouvriraient la voie au despotisme. Hayek propose alors la mise en place d’une « démarchie » où les pouvoirs exécutifs et législatifs seraient détenus par deux assemblées distinctes, indépendantes et élues, « l’Assemblée Législative » et « l’Assemblée Gouvernementale ». La première formule les « règles de juste conduite » et les transcrit en Lois et elle définit le volume des recettes fiscales. La deuxième assemblée décide de l’affectation des fonds publics.

Hayek se présente comme libéral et refuse l’appellation de « conservateur » ce qui se justifie par le fait qu’il combat toutes les formes de rentes, rentes privées (monopoles, actions syndicales,…) et rentes publiques (État). Il combat donc aussi bien le socialisme étatique que les capitalistes qui cherchent à maintenir leurs rentes. Cependant,  le combat politique amène souvent les libéraux à s’allier aux conservateurs  car la volonté de maintenir les positions acquises, s’appuyant sur des moyens financiers préalables, a en général plus de poids que l’action des entrepreneurs (outsiders par définition). En ce sens, le libéralisme hayekien est voué à ne pas pouvoir s’imposer politiquement.

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