UNE DISCIPLINE SANS RÉFLEXIVITÉ PEUT-ELLE ÊTRE UNE SCIENCE ?

UNE DISCIPLINE SANS RÉFLEXIVITÉ PEUT-ELLE ÊTRE UNE SCIENCE ?

ÉPISTÉMOLOGIE DE L’ÉCONOMIE

Robert BOYER - Éditions de la Sorbonne – 2021

Robert Boyer nous propose un livre, petit par sa taille (une centaine de pages) mais extrêmement dense, sur la situation actuelle de la discipline économique. Comme souvent dans ces cas là, suivre le fil du livre risquerait de nous perdre dans le cheminement de la pensée de l’auteur ; j’ai donc préféré restructurer le propos pour en faire ressortir l’essentiel (en tout cas, tel que je l’ai compris). Cette note de lecture ne suit donc pas l’ordre de présentation des idées adopté dans le livre.

Introduction

Robert Boyer part du constat que la discipline qui s’est structurée autour de la recherche des fondements microéconomiques de la Macro économie et du triptyque « agent représentatif/ rationalité/ équilibre stable » a été mise en échec par les deux chocs qu’ont été la crise de 2008 et la pandémie du Covid. Il en découle deux questionnements. Quel est l’état actuel de la discipline économique ? Peut-elle revendiquer le statut de science ? Pour Robert Boyer une discipline scientifique doit répondre à deux défis : sa cohérence théorique interne et la pertinence de ses propositions pat rapport au réel. D’après lui, l’économie n’atteint pas ces deux objectifs simultanément.

            La posture de l’économiste a fondamentalement changé depuis son apparition au 18ème siècle. Alors qu’à l’origine il s’agissait d’un penseur, puis du membre d’une élite savant entre les deux guerres mondiales, l’économiste est aujourd’hui un enseignant, un chercheur ou, surtout, un expert répondant à des demandes de la société. Cette évolution a fait que  l’application de conseils pratiques a pris le pas sur l’analyse théorique au risque de fragiliser la discipline. Mais cette évolution est-elle inhérente à l’épistémologie de la discipline ou est elle dûe à la forme particulière qu’a prise la professionnalisation du secteur ces vingt dernières années ?

Science cumulative, science historique

Boyer commence par un retour sur l’histoire des idées économiques. On peut voir la pensée économique selon deux axes : comme une science cumulative qui éliminerait progressivement les erreurs et approximations pour aboutir à une compréhension de plus en plus exacte de la réalité. C’est ce que font les chercheurs qui s’intéressent à l’économie comme « économie de marché » et en tirent des résultats à prétention  universelle. On peut également opter pour une deuxième approche où on insiste sur les relations entre l’évolution des sociétés et l’effort de compréhension par l’économiste. La question est alors celle du capitalisme et de ses transformations. Dans ce cas, il faut admettre qu’il y a une dépendance du théoricien par rapport au système dans lequel il vit.

La modélisation

La modélisation est l’outil majeur en économie mais ce terme recouvre des démarches différentes. Robert Boyer en distingue au moins trois formes : le modèle axiomatique général qui n’a pas pour vocation d’expliquer une situation concrète (à l’exemple de l’équilibre général). Le modèle conditionnel avec une démarche hypothético-déductive (à l’exemple des expériences de pensée) destiné à éclairer une situation concrète (exemple du marché des lemons et de l’asymétrie d’information). Enfin, les modèles empiriques et/ou historiques dont l’objectif est de mettre en évidence des faits stylisés (modèles économétriques, modèles de la théorie de la régulation). Si on reprend l’histoire de la macroéconomique en gardant en tête ces différents modèles, on voit que la macro économie débute comme une approche déconnectée de la micro économie qui se diffuse après guerre puis entre en crise avant d’être absorbée par la micro économie (dans la recherche de fondements microéconomiques de la macro économie) jusqu’à ce que la nouvelle macroéconomie classique entre elle-même en crise. En fait, cette dernière, à base d’anticipations rationnelles, a tenté de convertir un procédé ideal-typique en modèle appliqué (ce qui est un non sens pour Robert Boyer). Robert Boyer ne rejette pas l’usage du modèle mais précise que chaque modèle est plus ou moins adapté à la configuration historique analysée. A l’inverse la polarisation sur certains types de modèles explique l’aveuglement de la communauté des économistes face aux évènements nouveaux comme la crise de 2008 que la communauté n’a pas vu car les modèles canoniques intégraient la monnaie Banque Centrale mais pas la monnaie des banques de second rang. Ces modèles, et notamment ceux de la Nouvelle macroéconomie classique, ne réussissent pas à atteindre les deux objectifs de cohérence interne et de pertinence externe (chaque relâchement d’hypothèse particulière le montre). Boyer pense qu’il faut enfin admettre l’échec de la recherche des fondements microéconomiques de la macroéconomie. (« La théorie dite néoclassique est devenue une forteresse vide et n'a plus beaucoup de défenseurs. Chaque chercheur explore un autre champ que celui du coeur de la discipline » Boyer p.43). Donc l’utilisation des modèles relève plus de l’Art que de la science (et en cela Boyer s’éloigne des idées de Rodrik)

Mathématisation et quantification

L’autre grand outil de la discipline est la mathématisation à laquelle on peut ajouter la quantification. Si la mathématisation est importante il convient de ne pas lui accorder le même poids qu’en sciences physiques (qui reste souvent le modèle des sciences économiques) ca il faut tenir compte du temps historique et surtout de la réflexivité des acteurs. De plus avec le développement du Big Data des TIC (technologies de l’information et de la communication) arrivés dans une période de libéralisation financière, il s’est produit un véritable tournant dans la discipline vers les données appliquées. Mais cela s’est accompagné, pour des raisons de convenance mathématiques, par un maintien de  l’hypothèse gaussienne (dans l’ignorance des « queues épaisses » qui sont le propre des crises financières). Il y a donc un certain abandon de la théorie et surtout une divergence croissante entre théorie et empirie ainsi qu’entre les diverses théories qui ont été développées (à l’exemple des résultats de stabilité postulées par les mathématiques financières alors que les théories des incitations aboutissent à des conclusions opposées). La possibilité d’accumulations de données concrètes a favorisé le développement de demandes d’expertises aux résultats que Boyer qualifie de « kaléidoscopiques ». De plus, ce recours à l’expertise accroit la propension à la normativité, vieux péché de l’économiste, et à la performativité, performativité qui va aujourd’hui dans le sens d’élimination d’Institutions que l’économiste avait autrefois participé à créer, au profit d’incitations marchandes.

L’organisation de la profession

Le plus grand danger qui guette la discipline n’est toutefois pas seulement l’homogénéisation autour du triptyque « Agent représentatif/ rationalité, équilibre stable » mais l’internationalisation de la recherche autour de ces paradigmes et des méthodes utilisées qui renforce la certitude de leur caractère universel et  son éclatement en micro recherches qui ont de moins en moins de liens les unes avec les autres et de moins en moins de liens avec les autres disciplines des sciences sociales. Robert Boyer fait explicitement référence à la tendance à l’anomie scientifique déjà repérée par Durkheim. Certitude dans l’universalité d’un ombre restreint de modèles, non ouverture aux autres paradigmes et aux autres sciences sociales et divergence croissante entre théorie et empirie sont donc les sources de l’impuissance de la discipline.

On peut se demander comment la discipline s’est enferrée dans cette situation. Robert Boyer y voit l’effet d’une fascination excessive pour l’élégance mathématique au détriment des autres outils, appétence qui se traduit par une sélection des étudiants sur les mathématiques, la démonstration et la cohérence interne des modèles au détriment de l’observation. De plus, l’enseignement amène à créer un habitus d’économiste (« penser comme un économiste ») qui attire préférentiellement les candidats séduits par ces approches (et notamment par l’homo œconomicus). Avec l’abandon progressif du modèle de la physique, l’affirmation de la preuve devient plus complexe et la communauté se tourne vers l’identité que le consensus collectif est devenu le meilleur guide de la scientificité, consensus qui va s’appuyer implicitement sur un conformisme collectif et explicitement sur la hiérarchie des revues dans lesquelles les citations sont faites. Du coup, les déviants (hétérodoxes) n’ont guère le choix qu’entre un voice et un exit en se retrouvant dans des disciplines connexes (sciences politiques, sociologie économique voire philosophie,…).

Ouvertures possibles

Robert Boyer ne cache cependant pas qu’il y a des innovations dans la discipline : les essais randomisés, les expérimentations sur le terrain, l’économie comportementale, et dans une autre direction l’économie écologique, l’économie évolutionniste, l’économie institutionnaliste,… Mais ces nouvelles voies peuvent ne pas rompre avec les tendances que sont l’absence de réflexivité et de retour théorique (on peut penser notamment aux trois premières approches). Enfin les deux grands choix qu’ont été 2008 et la pandémie du Covid peuvent à une véritable remise en cause du chemin pris jusqu’à présent. A l’issue de la crise de 2008 on est revenu sur l’interdiction de monétiser les déficits et on s’est rendu compte des limites des modèles dominants jusqu’alors : la crise du Covid a montré l’impotence des modèles à agent représentatif dans la mesure où les réactions des différents secteurs sont profondément divergents. Les oppositions traditionnelles entre offre et demande et entre exogène et endogène sont sérieusement bousculées. Enfin, l’incertitude radicale s’est imposée au devant de la scène et égratigne quelque peu la figure de l’homo œconomicus informé et calculateur.

Robert Boyer entame la conclusion de son livre en ces termes : « La crise ouverte de la discipline économique, dont témoigne l'incompréhension de la crise financière de 2008, incite à un retour sur l'histoire remontant à l'émergence de l'économie politique. (…). Les théories économiques sont filles de l'histoire et non du déploiement du principe de rationalité » (conclusion page 111)

MORCEAUX CHOISIS

Extrait n°1 (…) une discipline ne mérite le noble titre de science que si elle parvient à concilier les deux critères que sont la cohérence par rapport à ses fondements et l'adéquation de ses enseignements par rapport à l'observation. L'échec retentissant de la nouvelle synthèse entre théorie classique et théorie néo-keynésienne tient à la primauté accordée à une réunification entre théorie micro et macroéconomie. Plus généralement, l'impératif qui assimile rigueur et modélisation conduit à privilégier des hypothèses techniques ad hoc (substituabilité, réversibilité, stabilité d'un équilibre, rationalité des comportements et des anticipations) qui permettent des solutions analytiques et une réponse, si possible unique, aux problèmes de poli­tique économique. Le modélisateur s'éloigne ainsi de plus en plus des observations et il s'avère incapable de rendre compte des faits stylisés les plus essentiels (possibilité d'un chômage involontaire, occurrence de dépressions, interdépendance entre système financier et dynamique économique, brouillage des anticipations face à des incertitudes radi­cales). En réponse à ces difficultés, intervient un basculement métho­dologique fondé sur des techniques statistiques et expérimentales qui permettent la mise en évidence de causalités effectives : elles ne sont plus postulées au nom d'une théorie générale mais elles résultent de l'observation des pratiques des acteurs. (Robert Boyer : « Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? » - P 12 - Editions de la Sorbonne – 2021)

Extrait n°2 Que penser dès lors de la pertinence d'une macroéconomie sans crédit ni finance, alors que symétriquement les mathématiques financières dans leur analyse du prix des options supposent une permanente stabilité macroéconomique et une complète fluidité et profondeur de tous les marchés d'actifs ? La crise des subprimes intervient dans l'équivalent d'un no man's land entre deux sous-disciplines, alors que le cycle financier est devenu déterminant dans la dynamique macroécono­mique (Robert Boyer : « Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? » - p.52-53 -Editions de la Sorbonne – 2021)

Extrait n°3 La monoculture des macroéconomistes leur a fait négliger un grand nombre de résultats statistiques qui invalidaient leurs prédictions (tabl. 5.1). Par exemple la distribution des taux de croissance du PIB en volume ne suit pas une loi de Gauss typique mais présente des queues de distribution épaisses, car la probabilité de valeurs loin de la valeur centrale est plus importante que dans la loi normale. Pourquoi les modèles EGDS ont-ils négligé cette objection majeure ? C'est sans doute la conséquence de deux spécialisations basées sur des prémisses opposées. Robert Boyer : « Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? » - p. 64 - Editions de la Sorbonne – 2021

Extrait n°4 L'enseignement vise alors à inculquer un habitus d'économiste, en évitant tout emprunt à des disciplines, qui pourtant étudient les mêmes objets. Par exemple l'économiste du travail va récuser tout comportement qui s'éloigne de la défense de l'intérêt individuel, en rupture avec les enseignements de son collègue sociologue pour lequel sentiments de justice et de solidarité sont déterminants pour rendre compte des conflits du travail, des avancées du droit ou encore de la formation des syndicats. Ainsi l'économie standard se définit par la conjonction d'un objet et d'une méthode, ce qui a pour effet de récuser a priori toute collaboration entre disciplines puisqu'il n'est pas question d'autres outils que ceux de l'écono­miste. Aussi l'avertissement donné aux apprentis chercheurs : « Nous allons vous apprendre à penser comme un économiste » - et non pas penser en toute généralité en mobilisant l'ensemble des concepts et outils disponibles - doit être pris au sérieux car il conditionne leur avenir. (Robert Boyer : « Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? » - p. 88 - Editions de la Sorbonne – 2021)

Extrait n°5  Pour avoir privilégié une conception de l'économie comme applica­tion d'une méthode et technique particulière - la maximisation sous contrainte et les théorèmes de point fixe - le chercheur n'a pu traiter qu'une fraction des phénomènes économiques, ceux susceptibles de formalisation, au détriment d'une vaste gamme de problèmes que d'autres approches permettent de traiter (Akerlof, 2018). La nouvelle macroéconomie classique s'est perdue dans l'invention de chocs ima­ginaires venus d'ailleurs, elle a superbement négligé les problèmes d'identification et a préféré l'argument d'autorité à la rigueur d'une approche analytique. (Robert Boyer : « Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? » - p.92 - Editions de la Sorbonne – 2021)

Extrait n°6   La rigueur de l'approche axiomatique est bien un signe de scienti­ficité mais elle ne saurait fonder à elle seule une discipline. C'est ce que rappelle la stratégie de la physique : l'élégance de la formulation mathématique doit rencontrer l'accord des prédictions et c'est cela que l'on peut nommer théorie. À cet aune, l'échec de la recherche éco­nomique, toutes sous-disciplines confondues, est patent. (Robert Boyer : « Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? » - p.112 - Editions de la Sorbonne – 2021)

Extrait n°7 À la lumière de ce constat d'échec d'un fondement axiomatique, certains économistes ont cherché de tout autres bases à leur discipline. S'ils avaient d'abord tenté d'exporter leur conception de l'action rationnelle aux autres disciplines des sciences sociales, telle la sociologie, la science politique, le droit et même l'histoire, à partir des années 2000, à l'inverse ces chercheurs vont explorer les possibles apports de ces disciplines à de nouvelles fondations. Ils vont ainsi se tourner vers la psychologie, les techniques de la médecine, l'économétrie devenue science des données, les approches évolutionnistes. Finalement ils vont reconnaître que le système des prix de marché n'est pas le seul mécanisme de coordination, puisque les organisations, les institutions, les normes sociales et règles dans certains cas les croyances peuvent jouer un rôle déterminant  (Robert Boyer : « Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? » - Editions de la Sorbonne – 2021)

Extrait n°8 De la même façon, un régime socio-économique stabilisé donne l'impression que toutes les transactions obéissent à la même temporalité. C'est en fait une illusion car c'est de la compatibilité entre divers temps sociaux - celui de la production, de la consommation, du calendrier scolaire et du temps de travail, de l'activité marchande et des services publics - que résulte la viabilité d'un sentier de croissance ou au contraire sa crise. Si une décision inspirée par l'impératif de santé publique rompt cette complémentarité, un préliminaire à toute reprise économique n'est autre que la ré-institutionnalisation de ces temps sociaux (Boyer, 2020a, 2020b). C'est une question de socioéconomie plus que de théorie pure.(…) Les considérations qui précèdent ont pour conséquence de contester la pertinence de modèles d'équilibre général qui postulent une stabilité structurelle des économies. Hypothèse commode, si ce n'est nécessaire à la formalisation pour l'économiste mais dangereuse pour les décideurs politiques qui se trouvent désemparés face à des crises qui n'ont pas de place dans la théorie qui leur sert de référence.(…) (Robert Boyer : « Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? » - Editions de la Sorbonne – 2021)

Extrait n°9 La macroéconomie est ainsi la victime de cet éclatement de la discipline car elle n'est plus le lieu de la synthèse des connaissances - et des doutes - des chercheurs. Aujourd'hui engloutie sous la recherche de fondements dans une microéconomie - elle-même dépassée par la non prise en compte de l'asymétrie d'information, de l'incertitude, des irréversibilités - la macroéconomie demeure la discipline qui requiert spécifiquement les connaissances et le talent des chercheurs. En effet, la société en attend un diagnostic informé, dès lors que les intuitions formulées au niveau de l'individu peuvent se trouver démenties au niveau de l'économie tout entière. Or pour avoir adopté la fiction d'un agent représentatif, serviteur d'une rationalité substantielle et doté de la virtuosité d'un économètre professionnel, la nouvelle macroéconomie classique a ôté toute pertinence à ses enseignements : cette économie fiction, digne de Robinson Crusoé, contredit les bases même de la discipline.  (Robert Boyer : « Une discipline sans réflexivité peut-elle être une science ? » - Editions de la Sorbonne – 2021)

NOTE SUR LA BIBLIO

Une petite frustration : dans sa bibliographie Robert Boyer cite un article qu’il présente écrit par André Orléan alors qu’il s’agit d’un article que j’ai écrit sur le travail d’André Orléan. J’ai failli être cité par Robert Boyer. Raté !

Biblio a

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