BRONNER GERALD : L’empire de l’erreur. Eléments de sociologie cognitive - (Presses universitaires de France, coll. "Sociologies", 2007,

L’empire de l’erreur. Eléments de sociologie cognitive

Un ouvrage de Gérald Bronner

(Presses universitaires de France 2007)

Article consultable à l’adresse ci-dessous

http://lectures.revues.org/476

 

L'auteur, Gérald Bronner, ambitionne de reprendre les résultats des travaux dits de la « psychologie de l'erreur cognitive » (notamment ceux de Tversky et Kahneman) et de les réintégrer dans l'analyse sociologique. Son ouvrage est divisé en trois chapitres : le premier est consacré à la présentation de ce qu'on peut appeler « erreur cognitive » et à l'histoire des réflexions et des recherches qui se sont succédées (Bernouilli, Mill, Pareto, Allais,...) pour aboutir aux travaux de Kahneman et Tversky, lesquels font apparaître les « erreurs cognitives » au cours de tests (épreuves, énigmes,...) passés en laboratoire. Bronner consacre le second chapitre à l'élaboration de son propre modèle (dans la lignée de Kahneman et Tversky mais amendé par une approche inspirée de Boudon). Enfin, le troisième chapitre est consacré à l'application de la « psychologie cognitive » à l'analyse des phénomènes sociaux.

Bronner nous rappelle qu'une erreur faite par un individu peut relever de plusieurs dimensions. Elle peut être « dimensionnelle » : ainsi, la découverte des « bonnes » solutions peut être limitée par le fait que nous manquons d'informations à cause de notre position dans l'espace ou dans le temps. Elle peut être aussi culturelle : notre interprétation d'un phénomène peut être dépendant de la culture de notre groupe. Mais elle peut également provenir d'une source émotionnelle ou bien motivationnelle (si elle est, par exemple, conditionnée par nos intérêts). Enfin, l'erreur peut être cognitive si les inférences utilisées sont inadéquates. Elle peut être de deux sortes : si l'erreur se situe dans le raisonnement lui même, elle est dite « erreur en intension » (et non « intention ») et si elle se révèle dans ses résultats par rapport à la réalité, elle est dite « erreur en extension ». Pour Bronner, l'analyse de « l'erreur cognitive » entre pleinement dans le champ de la sociologie pour trois raisons : elle permet de comprendre certains phénomènes sociaux ; elle permet d'améliorer la rigueur de la recherche (puisque les chercheurs en sciences sociales peuvent être eux mêmes soumis à des erreurs cognitives) ; enfin, l'erreur cognitive peut être réintégrée dans l'analyse weberienne en termes de compréhension et permet d'approfondir l'analyse de la vie sociale. L'auteur retient quatre grandes familles d'explication de l'erreur cognitive. Certaines explications cherchent la source de l'erreur à l'extérieur de l'individu (recherche des « causes »). Ce sera par exemple le culturalisme qui analyse l'erreur comme le résultat d'une mauvaise socialisation. Différent est le « naturalisme » (dont l'exemple le plus typique est la « psychologie évolutionniste ») qui voit l'erreur cognitive comme un comportement adaptatif conservé au cours du temps par la sélection naturelle. Dans le cadre des deux autres explications, on cherche la source de l'erreur au sein de l'individu (recherche des « raisons »). C'est l'approche orthodoxe de Tversky et Kahneman qui conclut à une part d'irrationalité dans le raisonnement humain. C'est également , l'approche de Bronner (et Boudon) qui recherche les fondements rationnels de l'erreur cognitive. Au cours de leurs recherches, Kahneman et Tversky montrent que les raisonnements et les conclusions des individus s'éloignent fréquemment de ce que donnerait un raisonnement rationnel. Ils en tirent l'existence d'un grand nombre de biais dont Gerald Bronner fait référence dans divers points de son livre (mais sans, hélas, en faire une liste aisément repérable) : le biais de symétrie (on constate que X entraîne Y et on en déduit faussement que Y entraîne X) ; l'erreur de confirmation (on cherche les éléments qui confirment une hypothèse et pas ceux qui l'infirment) ; la négligence du taux de base (face à un pourcentage, on néglige la taille de l'échantillon) ; le biais de disponibilité (on tire une conclusion en fonction des exemples équivalents qu'on a à l'esprit et qui sont aisément disponibles) ; le biais de représentativité (on juge un cas particulier à partir d'un cas plus général) ; l'heuristique d'ancrage (on anticipe sur le futur en reportant linéairement les valeurs passées) (la liste n'est pas exhaustive). Kahneman et Tversky en tirent donc que les inférences de l'individu ne sont pas systématiquement rationnelles et que rationalité et irrationalité coexistence chez un même individu.Gerald Bronner va fonder sa démarche sur les travaux et les constatations de Kahneman et Tversky mais il en conteste les interprétations et il met en évidence les limites de ces recherches. Il repère plusieurs défauts d'interprétation : premièrement, il met en évidence une faiblesse méthodologique des travaux de Kahneman et Tversky qui trouvent autant de biais que d'erreurs cognitives, l'accumulation de biais apparaissant au bout du compte comme autant « d'explications ad-hoc ». De plus, l'idée qu'il y aurait deux types de comportement, rationnels et irrationnels, animés par deux causes différentes, relève également de l'explication «ad-hoc» et retrouve des démarches proches de celles de Lévy-Bruhl. Par ailleurs, ce type de recherches suppose implicitement que les individus réagissent mécaniquement aux tests. Enfin, les recherches se faisant « in vitro », on néglige le rapport particulier que l'individu peut entretenir avec les croyances et l'application de celles ci dans le monde social.Gerald Bronner, se situant explicitement dans la lignée des travaux de Raymond Boudon, propose de redémarrer l'interprétation de ces résultats à partir de l'hypothèse que les individus sont autonomes et rationnels (ce qui renvoie aux trois principes de l'analyse compréhensive selon Boudon : individualisme, compréhension, rationalité). Dans ces conditions, il faut concevoir l'erreur cognitive non comme un fait irrationnel mais comme le produit d'une rationalité ; les bonnes solutions et les erreurs auraient donc la même source. Après avoir remis en cause les interprétations « orthodoxes », Bronner met en évidence quelques limites inhérentes à ces travaux : comme ils se font « in vitro » , Kahneman et Tversky sont en mesure d'expliquer pourquoi les individus adoptent des solutions erronées mais ils ne peuvent pas expliquer pourquoi ces mêmes individus peuvent conserver ces idées erronées par la suite. Bronner montre que ces idées, si elles sont erronées en « intension », peuvent être efficaces en « extension » ; dit autrement, des idées fausses peuvent permettre de vivre correctement en société (et inversement, des idées vraies peuvent être contre-productives). Donc, la validité empirique viendra dans ce cas confirmer une idée fausse. Dans le troisième chapitre, l'auteur montre comment la prise en compte de ces « tentations inférentielles » (ou « erreurs cognitives ») permet d'expliquer un certain nombre de phénomènes sociaux comme la manipulation (par exemple dans les sectes) ou les rumeurs,... mais également les manifestations de « mal absolu » (comme « la solution finale » par exemple) sans échouer sur les deux écueils que sont le relativisme la croyance en un « mal inexplicable ». Bronner montre également que ces erreurs cognitives sont nécessaires à la vie sociale ordinaire car, pour mener sa vie à bien, l'individu a besoin de faire comme si aujourd'hui se déroulera comme hier (« prévision à l'identique ») et le rôle de l'erreur cognitive dans sa vie sociale sera éventuellement renforcé par des situations de « prédiction créatrice ». Enfin, il montre qu'une meilleure compréhension de ces erreurs cognitives permettra au sociologue d'informer les décideurs sur la manière dont telle ou telle décision peut être interprétée par « l'opinion publique » (il se fonde en l'occurrence sur les dérapages auxquels ont pu donner l'utilisation du « principe de précaution »)

L'intérêt de l'ouvrage est au total incontestable et tient, à mon sens, en plusieurs points : tout d'abord, la prise en compte de l'erreur cognitive dans le comportement quotidien de l'individu permet d'affiner l'individualisme méthodologique et de l'éloigner de la version mécanique de l'homo oeconomicus traditionnel . Il est donc possible de faire le lien avec la recherche économique (comme le suggèrent les références à Allais, Kahneman et Tversky). Ensuite, il apparaît que nous avons là des fondements théoriques s'intégrant aux approches de Berger et Luckmann, approches dont Bronner ne fait pourtant curieusement pas mention. Mais si les conséquences sociales des erreurs cognitives ont été peu étudiées c'est essentiellement dû, nous dit Bronner, à la manière dont les frontières disciplinaires se sont figées. En se situant à la jonction entre les recherches en psychologie, en sociologie et, plus marginalement, en économie, ce livre est susceptible de faire partie des sources d'innovations en sciences sociales (puisqu'à lire Dogan et Pahre, l'innovation dans les sciences sociales se fait souvent à l'intersection des disciplines). Il est cependant également possible de pointer les limites ou les insuffisances de l'ouvrage. Premièrement, on éprouve une certaine déception à la lecture du troisième chapitre, certes intéressant, mais qui suit la même démarche que de nombreux autres ouvrages consacrés aux croyances ou aux rumeurs, et ne fait pas suffisamment le lien (à mon sens) avec le modèle exposé au second chapitre. Ensuite, on retrouve plusieurs hypothèses qui sont ici abordées un peu trop superfciellement alors qu'elles font l'objet d'approfondissements dans d'autres ouvrages (je pense à l'hypothèse du « pied dans la porte » de Joule et Beauvois, à la « polarisation des décisions collectives », à la « norme d'internalité »,...). On constate même l'absence de toute référence à la « croyance en un monde juste » qui est probablement l'erreur cognitive essentielle permettant de vivre en société et l'absence au fait que certains corps de métiers ont besoin de mythes (je pense à François Dubet montrant que les enseignants, même s'il les connaissent tous l'ampleur de l'inégalité des chances à l'école, sont obligés de croire à l'égalité de tous dans la classe pour effectuer leur travail). Mais je me livre là au jeu facile des manques. Il est évident que cet ouvrage fait partie, avec ceux de Boudon (L'idéologie, L'art de se persuader), de Morel (Les décisions absurdes) ou de Beauvois et Joule (Petit traité de manipulation... ou La soumission librement consentie) des livres qui permettent de renouveler la réflexion en sciences sociales.

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