N. ELIAS ENGAGEMENT ET DISTANCIATION

ENGAGEMENT ET DISTANCIATION

(Norbert ELIAS – FAYARD – 1983)

 

 

Dans cet ouvrage, Norbert Elias développe sa vision de la sociologie centrée sur deux concepts : la notion de « configuration »[1] comme concept interactionniste appliqué au mouvement de l’Histoire et l’analyse de l’action de l’individu pris entre engagement et distanciation. Ces deux termes subsumant, pour le premier, les notions d’intérêt, passion, subjectivité ou irrationalité et, pour le second, d’objectivité ou rationalité. Il présente la notion de « distanciation » avec la nouvelle d’Edgar Poe « pêcheurs dans le maelstrom » où la capacité d’un individu à observer et analyser, et céder à la panique, lui permet de trouver la solution à son problème. En l’absence de distanciation, l’individu aura tendance à chercher des explications dans l’action d’individus ou de forces cachées. Ceci sera renforcé par le fait qu’avec l’évolution de la société des chaines d’action s’allongent et sont de plus en plus complexes et comprendre l’enchainement des causes et des effets est plus ardu. Il montre que pour l’individu comme pour le scientifique, le résultat d’une action se situe dans le fragile équilibre entre cet engagement et cette distance. Cet équilibre, variable selon les individus, est toutefois borné par les normes sociales en vigueur dans une société donnée.
Si l’individu ne parvient pas à établir une distance avec le problème en question s’il se laisse trop déborder par ses affects, il lui sera encore plus difficile de maitriser ce phénomène ; l’individu entre alors dans une situation contradictoire que, par emprunt, aux catégories de Gregory Bateson, Elias nomme « double bind ».

Elias nuance cependant son  propos, en rappelant d’une part qu’une suppression totale de l’engagement serait préjudiciable à la réussite de l’action et d’autre part qu’une façade de distanciation peut cacher un véritable engagement.

Cette mise à distance s’est d’abord révélée à  partir de la Renaissance dans le domaine des sciences de la matière, ce qui explique que l’humanité ait réussi à maitriser les « forces de la Nature ». Cette maitrise fait partie de l’évolution centrale en cours (selon Elias) qui est l’autocontrôle croissant des pulsions permis par l’instauration du savoir-vivre et le contrôle central par l’Etat. Mais cet autocontrôle fait apparaitre de nouveaux paradoxes et « double bind » : en effet, le contrôle croissant de la Nature et l’allongement des chaines d’interaction fait apparaitre les difficultés croissantes liées aux relations sociales. L’autocontrôle provoque l’enfouissement des engagements émotionnels au plus profond de la personnalité ( Elias a recours ici à Freud). Enfin, la pacification entre les hommes que permet la détention du monopole de la coercition par l’Etat n’existe plus au niveau des relations inter-étatiques.

Du côté des sciences, le danger tient à ce que le scientifique, comme tout individu, peut être influencé par son « engagement » (intérêt, émotions, valeurs,…) qui peut fort bien se dissimuler sous une façade de distanciation.

Mais le  plus grand danger est que les diverses sciences, et notamment la sociologie, se soumettent au diktat des mathématiques et des sciences empirico-physiques, ces dernières étant celles qui ont su le plus tôt pratiquer une nécessaire distanciation, ce qui explique le prestige particulier dont elles disposent mais aussi la dérive dommageable qui fait que toutes les autres sciences ont emprunté le modèle scientifique qu’il représente. En effet, selon Norbert Elias, les sciences physico-chimiques reposent sur le dogme selon lequel on peut analyser indépendamment les parties d’un ensemble à l’aide de méthodes quantitatives,ce qui fait que plus le nombre de parties augmente, plus l’analyse devient complexe voire impossible. Ce dogme s’applique bien aux ensembles peu intégrés comme les foules ou les conglomérats où il y a peu d’interactions mutuelles et un faible degré d’organisation. En revanche, il s’applique mal aux ensembles à fort degré d’organisation et comprenant de nombreuses interactions. Dans ce dernier cas, deux voies d’analyse sont couramment utilisées : on peut adopter une vue synoptique qui précède l’analyse mais cette démarche donne au mieux des hypothèses de travail intéressantes et, au pire, des spéculations hasardeuses (on reconnait les démarches dominantes dans la sociologie du 19ème siècle).

A l’inverse, l’analyse peut précéder la vue synoptique (comme dans le cas des travaux sur les petits groupes). Le problème c’est qu’entre les données macrosociologiques et les petits groupes, il y a aussi des groupes intermédiaires ; cela implique de prendre en considération ces deux plans en même temps car les configurations d’ordre supérieur ne peuvent être déduites des configurations d’ordre inférieur, chaque niveau présentant son degré de complexité et sa logique propre (problème qu’on retrouve quand on passe d’un domaine scientifique à un autre (physiqueèbiologieè sociologie).

 

Il faut donc dépasser certaines dichotomies traditionnelles, d’abord celle qui réifie la séparation objet-sujet pour lui préférer la prise en compte des interactions entre objet et sujet. Il faut également abandonner l’hypothèse d’un individu rationnel et prendre en compte les liens unissant les psycho-physiologiques et psychosociologiques.
Du coup, il faut dépasser le clivage entre les explications associées à une action volontaire et celles correspondant à des causalités mécaniques et adopter une démarche « configurationnelle » qui prend en compte de multiples dimensions (corporel, pensée, pulsions,…). Le concept de configuration devrai être rapproché de la  notion de forme chez Georg Simmel.

 

Dans la troisième partie du livre (« Pensées sur la grande évolution –deux fragments »), Norbert Elias montre comment, d’après lui, la pensée rationnelle a pu émerger au sein de l’humanité. Empruntant à Auguste Comte (« les trois états ») et à Lévy-Bruhl, et adoptant la loi de complexité croissante dans le cadre de l’évolution (Spencer) et au sein des sciences (Comte), il postule que les hommes des sociétés traditionnelles ne faisaient pas la différence entre le rêve et la réalité et avaient recours à l’animisme plus qu’à la pensée rationnelle  Ces idées, qu’on retrouve régulièrement sous la plume de Norbert Elias, sont les plus marquées par la sociologie du 19ème siècle et les moins convaincantes. De même, on peut lui reprocher de minimiser les liens unissant les notions d’engagement et de distanciation et de préférer une coupure excessivement réifiée.

 

Malgré tout, le travail d’Elias fascine par sa volonté d’emprunter à toutes les disciplines scientifiques : psychiatrie et anthropologie de la communication (double bind), psychanalyse (autocontrôle des pulsions, Freud), Histoire, neurologie, sociologie.

 

 


[1] « concept générique de la structure que des hommes interdépendants, groupes ou individus forment entre eux »

 

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