Le sauvage et son double

LE SAUVAGE ET SON DOUBLE

Salvatore D’Onofrio

Les Belles Lettres – Coll. « La vérité des mythes » - 2011

Salvtore D’Onofrio s’attaque, dans une perspective structuraliste, non pas à la mythologie elle-même mais à ce qu’il dénomme la « littérature mythique » c’est à dire aux textes qui tiennent à la fois de la littérature et de la mythologie. Ils relèvent, par leur forme, de la littérature et ils retiennent trois caractéristiques du récit mythologique : la redondance (notamment la triple répétition de certains évènements), le double niveau de signification et la présence d’énigmes. Il  va toutefois centrer sa réflexion sur la littérature qui circule autour du bassin méditerranéen et autour de la question des double et nomment des jumeaux. Il s’intéresse à la façon dont la littérature mythologique, véritable machine à produire des doubles, mettent en évidence des lois d’organisation mentale que l’on retrouve exploitées de manière différente partout dans le monde, chaque figure de jumeaux correspondant à un agencement particulier de ces lois. Le double s’affiche ainsi comme une structure anthropologique autour de laquelle d’autres structures s’articulent. Ce thème permet ainsi d’aborder la question du dédoublement de la figure paternelle (biologique et sociale), de la parenté spirituelle,  les différents types d’inceste,… Les jumeaux seront souvent présentés comme un couple d’oppositions (l’un bon et l’autre mauvais, l’un associé à la vie et l’autre à la mort,…) ce qui entérinerait l’idée selon laquelle l’égalité et l’indistinction ne serait devenues que récemment une caractéristique saillante de la gémellité. Les protagonistes des histoires de doubles sont tous marqués dans leur corps et parfois dans leur gestation de traits physiques et ou moraux qui leur permettent de jouer le rôle de médiateur avec le monde surnaturel.

Salvatore D’Onofrio va donc aborder principalement  cinq grands récits : l’épopée de Gilgamesh, Ulysse et Polyphème, la Bible, le roman de Renart et  la légende de Roland de Roncevaux

L’épopée de Gilgamesh constitue le plus ancien texte écrit connu. Gilgamesh, fondateur de la ville d’Uruk, risque par sa conduite sexuelle excessive de ruiner les règles de la vie sociale. On lui oppose Endiku, homme élevé parmi els  bêtes sauvages, lequel, d’ennemi, deviendra vite le meilleur ami, le compagnon, le double de Gilgamesh. Salvatore  D’Onofrio insiste ensuite sur le tournant que constitue le combat avec Humbaba, le gardien de la forêt des cèdres. Endiku mourra, laissant Gilgamesh seul dans sa quête d’immortalité A travers ce couple, « Gilgamesh-Endiku» se dessine une dualité « civilisation/sauvagerie », dualité portée par l’un comme par l’autre car Gilgamesh et Endiku relèvent d’identités mobiles. Pour l‘auteur, le décès prématuré d’endiku, la quête d’immoralité de Gilgamesh et l’oscillation des deux compères entre les attitudes de sauvagerie et de civilisation sont des variantes récurrentes de la plupart des histoires de doubles méditerranéens que chaque culture développe différemment.

Salvatore D’Onofrio développe ensuite le cas du couple Abel et Caïn qui contient un certain nombre de points  sur la corrélation entre structures des doubles et structures de la parenté, notamment le fait que Caïn comme Seth (le troisième fils d’Eve) sont l’effet d’un double engendrement, humain et divin (Gilgamesh était pour deux tiers divin et un tiers humain).

La rencontre ente Ulysse et Polyphème, déjà analysé par Grimm  en 1857 et dont  a trouvé des centaines de versions depuis, met également en scène une opposition entre civilisation et sauvagerie (plus précisément une « naturalisation extrême de la culture humaine »), opposition qu’on retrouve dans l’alimentation de l’un et de l’autre, le lait (produit non transformé) dont se nourrit Polyphème et qui relève de la nature et le pain et le vin d’Ulysse qui sont des produits de la civilisation (opposition qu’on retrouve aussi chez Gilgamesh-Endiku).

Les textes de la Bible lui permettent d’aborder la question du double à travers les images de Jean Baptiste et Jésus et de Jésus et Marie. Les conceptions de jean et de jésus sont presque symétriques (mère vierge pour l’un, ménopausée pour l’autre) et cela ferait d’eux des doubles « presque gémellaires ». De plus, Jean baptise le christ et le présente comme le vrai prophète. Lorsque jean sera        assassiné, Jésus n’interviendra pas et se retirera vers un lieu désert. La mort sans résurrection de jean est nécessaire à la résurrection du christ. La naissance miraculeuse, l’activité prophétique et la mort violente sont donc inséparables. De ce point de vue, Jean est l’équivalent d’Endiku et Jean, comme Endiku et comme Polyphème, ne consommant pas de boisson fermentée, symbole de la civilisation, alors que jésus multiplie les pains et le vin, est le double « sauvage » de Jésus.

La question du lien Jésus-Marie est autre. Bien sûr, on ne peut parler d’inceste dans ce cas mais La vierge Marie étant présentée selon des âges différents (vieille dans la « mater dolorosa » mais jeune dans XXX) cela permet de l’associer à différents statuts familiaux (« fille de son fils » dit Dante). La maternité virginale et la trinité placent donc le couple Marie-Jésus en deçà de la prohibition de l’inceste. Dans l’horizon chrétien, la parentalité sociale, « père-mère-enfant », va se doubler d’une famille symbolique. Dans cette famille symbolique, on constate un usage extensif des termes appartenant à la famille biologique (père, mère, enfants,…) mais des autres appellations parentales (oncles, neveux, cousins,  petit fils,…)

Salvatore D’Onofrio va ensuite aborder le cas de Jacob, il y a un inceste de deuxième type puisqu’il épouse deux sœurs, Léa et Rachel, le cas des filles de Lot, les fils de Léa où l’on retrouve un inceste du deuxième type.

Dans la « branche 24 » du roman de Renart, Dieu donne une baguette magique à Adam et Eve ; Adam en fit sortir les animaux domestiques et Eve donna vie aux animaux sauvages dont le loup Ysengrin et le goupil Renart dont la ruse est censées contrebalancer la force d’Ysengrin. Cette origine commune font qu’ils entretiennent une parenté spirituelle, parenté qui apparait par la suite quand Ysengrin doit expliquer qu’il n’est pas le frère du père de Renart mais le filleul et l’oncle paternel de Renart. Plus important encore est que l’on raconte que Renart ait entretenu une relation avec la femme d’Ysengrin (Lupa dans « l’ysengrimus » ou « Hersent » dans le « roman de Renart ») ce qui fait de Renart le compère de Lupa/Hersent et le parrain des enfants d’ysengrin. Dans les deux récits il ya un rapport sexuel (voulu ou forcé) entre Renart et la femme d’Ysengrin qui met en crise les relations entre les deux compères. Dans l’épopée mythique animalière (et notamment dans le roman de Renart), la relation avunculaire qui dominait la littérature du moyen-âge est remplacée par les rapports qui relèvent de la parenté spirituelle (le rapport entre compère et commère). On assiste donc à un inceste relevant de la parenté spirituelle.

Charlemagne et Renaud (fils du frère du père de Roland) peuvent passer pour ses doubles, porteurs d’attributs complémentaires à ceux de Roland. Suivant les traditions, Roland est soit le fruit d’amours  illégitimes de Berthe avec le noble Milon d’Angers (tradition sicilienne) soit le fruit de l’inceste entre charlemagne et sa sœur ou sa demi-sœur (tradition française). Dans les deux cas, cette origine explique l’obligation de sa mort violente

La conclusion de l’ouvrage montre que la littérature mythique est une véritable « machine à créer des doubles ». Les protagonistes des histoires de doubles sont tous marqués dans leur corps et parfois dans leur gestation par des traits physiques et ou moraux qui leur permettent de jouer le rôle de médiateur avec le monde surnaturel (même la mort épique de Roland sert à sacraliser charlemagne). De plus, les doubles se manifestent souvent sous les traits antagonistes de la civilisation et de la sauvagerie et l’un des deux est destiné à mourir pour que l’autre puisse construire une civilisation. L’apparition de doubles renvoie à une manipulation symbolique de la parenté et des rapports au divin. Ainsi, le dédoublement de la paternité biologique à travers l’institution d’un parrain (de patrinus : père divin) trouve sa genèse dans la conception virginale du Christ du saint esprit et dans la paternité sociale de Joseph. Par le baptême, une nouvelle famille voit le jour, formée par la mère-commère, le parrain-compère et le fils-filleul, elle double en la légitimant la famille biologique « père, mère, enfant ». En réunissant ces deux familles, biologique et spirituelle, on met en évidence l’existence d’un inceste du troisième type (entre commère et compère, mère et parrain de l’enfant qui ne sont, en principe, ni consanguins ni alliés). La question est maintenant de savoir pourquoi les hommes ont confié à ces histoires et à des pratiques rituelles fondées sur les doubles la médiation de leur rapport au sacré. Ainsi, les histoires de double apparaissent à certaines époques pour pouvoir justifier un nouveau commencement (dans l’espace méditerranéen).

 

 

 

 

 

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