EST CE 3 + 1 QUIFONT 4? OU BIEN 2+2?

Nous avons tous la fâcheuse tendance de penser qu’il « suffit de regarder » pour comprendre et résoudre un problème. Ce faisant, nous sous-estimons la complexité des liens unissant différents phénomènes et nous contentons souvent des explications les plus simples, au risque de commettre des erreurs graves de jugement. En termes savants, nous ignorons la complexité des relations causales sous-jacentes à une corrélation. Voici quelques exemples de causalités possibles.

 

Est ce 3 + 1 qui font 4? Ou bien 2 + 2?

            Il faut donc se souvenir que les seuls éléments qui nous sont donnés par l'observation sont les corrélations, c'est à dire la constatation de la présence simultanée de deux phénomènes, mais les raisons de cette présence simultanée (la causalité ou la non causalité) ne nous sont pas données par l'observation mais proviennent de notre raisonnement, or notre tendance naturelle consiste à établir des causalités de manière spontanée. Si nous observons un nombre multiple de fois la coexistence de deux phénomènes nous leur attribuerons un sens de causalité : chaque fois que j'appuie sur l'interrupteur, la lumière s'allume, on peut donc en déduire une causalité. Bien sûr nous avons une vague idée du mécanisme qui lie les deux phénomènes. A l'inverse, la constatation de la coexistence de deux phénomènes sans lien de causalité peut nous mener à une superstition ou à des traits d'humour ("chaque fois que j'oublie mon parapluie, il se met à pleuvoir...").

Le danger est que nous affirmons spontanément une causalité alors que l'existence de cette causalité doit être démontrée. Ainsi si nous constatons que les deux phénomènes A et B apparaissent en même temps, nous pouvons être tentés de dire que A entraine (ou est cause de..) B (A==> B) alors qu'il existe d'autres possibilités :

(B==>A) ou (A==>B==>A) ou (X==> A et B) ou (A==> X ==> B)

ou encore : (X==>A et Y==>B) (reste à déterminer le lien ou l'absence de liens entre X et Y)

Voici quelques exemples de conclusions erronées qui ont pu être faites par le passé.

a) 1er cas : on croit que A==>B alors que B==>A.

            Le cas typique est celui de la féminisation des professions. On s'aperçoit généralement que la féminisation des  professions et leur perte de prestige vont de pair. Un homme ayant besoin de confirmer quelques uns de ses préjugés pourrait estimer qu'il y a là une confirmation de la supériorité masculine alors qu'il faut tenir compte du fait que les femmes, souvent plus vulnérables sur le marché du travail, accèdent plus facilement à ces professions.

            L'économiste J.D. Lafay nous donne un exemple du même ordre mais un peu plus complexe, concernant le lien entre l'optimisme des agents économiques (A) et la croissance économique (B). Le constat que l'on fait est que le pourcentage de personnes optimistes et le taux de croissance économique évoluent en même temps et dans le même sens.

Le lien habituellement retenu est que des consommateurs et entrepreneurs qui ont confiance dans l'avenir (phénomène A) s'engageront facilement dans des achats de biens de consommation ou d'investissement; dans ces conditions leur demande entrainera une augmentation de la production et de la croissance. Lafay propose le lien inverse : c'est parceque la croissance économique augmente (phénomène B) que les agents économiques sont optimistes (phénomène A). C'est bien ce dernier lien qui semble se dégager de la comparaison des diverses courbes.

J.D. Lafay n'exclut cependant pas pour autant l'existence d'une influence des anticipations des agents sur la croissance mais celle ci sera indirecte. D'après ses recherches, les individus ont d'autant plus confiance dans les prévisions officielles que la croissance économique est bonne. Dans ce cas, des prévisions optimistes de la part des gouvernements auront un effet sur l'optimisme des individus ce qui renforcera la croissance; on a donc le lien suivant : B (croissance économique) ==> C (confiance dans les instituts) ==> A (optimisme des agents) ==> B' (croissance économique)  (voir Monde du 28/02/98).

 

b) 2ème cas : on observe une évolution similaire de A et B alors qu'il y a plus probablement une simple coïncidence et on a : X==>A et Y ==> B.

C'est cette situation qui a pu donner lieu à de nombreuses superstitions. La coïncidence du rythme des cycles menstruels de la femme et des cycles de la lune a laissé penser à certains qu'il y aurait un lien entre les femmes et la lune. On peut supposer que la corrélation récemment mise en évidence par des psychiatres américains, corrélation entre la pratique religieuse et la baisse de la tension artérielle (Le Monde du 01/09/98) appartient au même groupe.

 

c) 3ème cas : on observe une corrélation entre A et B mais c'est un troisième facteur X qui est cause de A et de B; il n'y a aucun lien direct entre A et B. C'est sans doute le cas le plus fréquent et le plus difficile à détecter. La corrélation entre l'implantation du rugby et le vote à gauche présentée précédemment en est une illustration typique.

 

d) 4ème cas : l'influence peut être indirecte : A ==> X ==> B

On trouve par exemple une corrélation assez forte entre la proportion de délinquant dans une population (A) et le fait que cette population soit constituée d'enfants d'immigrés (B).

Le lien qui, statistiquement, existe est médiatisé par le facteur X (milieu socio culturel et mode de vie). C'est parceque les enfants d'immigrés vivent en général dans un milieu défavorisé que leur délinquance est forte. Il suffit de comparer la délinquance des enfants d'immigrés et des enfants de français de même milieu socio-culturel pour constater que le taux de délinquance est le même.

 

Dans un autre registre, on a constaté au début des années 80 un lien étroit entre le fait d'être homosexuel (A) et la probabilité d'être touché par le SIDA (B). Certains ont cherché un lien direct entre les deux variables en faisant du SIDA la "maladie des homosexuels". Le lien véritable est que la transmission du SIDA est liée à la présence de partenaires multiples (X) et que celle ci était, en probabilité, plus forte chez les homosexuels que chez les hétérosexuels. Reste à expliquer cette dernière différence qui est probablement liée à la quasi clandestinité dans laquelle les homo-sexuels étaient reclus pendant des années et qui ne leur permettait pas de s'installer dans une situation de couple.

 

e) 5ème cas : A peut être, non une cause, mais une condition favorable à l'apparition de B.

            Norbert Elias rapporte qu'au Moyen âge les médecins déconseillaient de se laver car cette pratique semblait liée à la fréquence des maladies :

"Estuves et bains, je vous en prie

Fuyès-les, ou vous en mourrés."

nous conseille le Dr Guillaume Bunel en 1513 dans ses recommandations pour se sauvegarder de la peste. ( Norbert Elias : "La civilisation des moeurs" - Calmann-Lévy).

En fait, les bains étant publics, il suffisait d'une seule personne malade dans un bain pour infecter un grand nombre d'autres personnes. Le bain, parceque public, est une condition favorable au développement des affections et le fait de se laver n'est cause de rien.

            Dans un autre domaine la divortialité est significativement liée à l'activité professionnelle des femmes; certains ont été tentés d'établir un lien direct entre l'activité professionnelle, la possibilité de rencontres extra-conjugales et le divorce. La relation la plus importante est bien connue : l’absence d'activité professionnelle interdisait de fait à une femme de demander le divorce faute de pouvoir vivre de ses propres moyens. Le développement de l'activité professionnelle des femmes a simplement levé un obstacle au divorce.

            Les analyses de Max Weber sur les relations entre l'éthique protestante et l'essor du capitalisme relèvent de la même démarche.

 

f) 6ème cas : on peut observer l'existence de "boucles de causalité" : A==> B ==> A avec deux variantes possibles.

+ Dans la première variante les deux phénomènes A et B ont tendance à se neutraliser. les spécialistes d'analyse systémique parlent de "rétroaction négative" ou de "feedback négatif". On aura alors : augmentation de A ==> augmentation de B ==> baisse de A ==> baisse de B ==>...

 L'exemple le plus classique est celui de l'analyse néo-classique des prix dans le cadre du marché. Ainsi un excès de la demande d'un bien sur son offre (A) fait augmenter le prix de celui ci (B), ce qui entraine une baisse de la demande de A et une baisse de son prix,...

On retrouve ici les analyses en termes d'équilibre, d'autorégulation, d'homéostasie,...

+ Mais les deux phénomènes peuvent, à l'inverse, s'entretenir mutuellement; on entrera alors dans le cas des phénomènes "explosifs" : hausse de A ==> hausse de B ==> hausse de A ==> hausse de B ==>...

Ainsi, on peut reprendre la présentation du mécanisme des prix en y ajoutant une variable "anticipation" des ménages. L'analyse "néo-classique" précédente suppose qu'on ne s'inquiète pas de l'approvisionnement éventuel en biens. Supposons qu'en situation d'hyper inflation une hausse de la demande d'un bien soit vécue comme le risque de pénurie de ce bien ou comme une augmentation à venir de son prix. Dans ce cas, les consommateurs vont réagir à une hausse du prix du bien non pas en réduisant leur demande mais en faisant des "achats de précaution" par crainte d'une hausse ultérieure du prix, ce qui renforcera l'effet de hausse de prix. On a alors hausse du prix (B) ==> hausse de la demande (A) ==> hausse du prix (B) ==>...

 

g) 7ème cas :

Enfin il faut tenir compte du niveau d’observation auquel on se situe. Ainsi, au début des années 80, la carte électorale française montrait une forte corrélation entre la présence d'immigrés dans une ville et le vote F.N. On pouvait donc en déduire que le vote FN s'expliquait par les problèmes de cohabitation rencontrés avec les immigrés. Or si on précise l'observation et qu'on s'attache à ce qui se passait bureau par bureau dans une même ville (en l'occurrence Marseille et Toulouse) on se rend compte que les forts taux de vote en faveur du FN se retrouvaient essentiellement dans les quartiers à faible présence d'immigrés mais limitrophes aux quartiers de forte immigration. On comprend sans mal qu'il faut alors revoir les interprétations précédentes.

 

Conclusion  

On voit que la méthode qui semble la plus naturelle - observer afin de tirer des conclusions - est délicate à mener et se heurte à plusieurs obstacles.

a) Que faut il observer? La réalité est complexe et on ne peut pas tout observer ni tout prendre en compte. Suis je sûr que j'ai retenu les éléments pertinents (la race est il un élément à retenir)? N'ai je pas oublié des éléments essentiels (le taux d'activité des femmes est essentiel à retenir si je veux analyser l'évolution de la divorcialité)? Quelle est la part de mes préjugés, et donc des réponses données à priori, dans le choix des éléments observés?

b) Voir que deux éléments évoluent de concert (corrélation) ne suffit pas à établir un lien de causalité; ces liens peuvent être complexes et réclament alors le recours à des outils mathématiques sophistiqués. Les exemples précédents montrent d'ailleurs que, souvent, une causalité établie trop rapidement n'est qu'une justification a postériori de nos préjugés.

 (Extrait de : Thierry Rogel : « Introduction impertinente à la sociologie » - Ed. Liris – 2004 – 1ère édition 1999)

 

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