POURQUOI SERIONS-NOUS SI MAUVAIS

 


POURQUOI SERIONS-NOUS SI MAUVAIS ?

 

(Sur la supposée mauvaise nature de l’Homme –

Les apports de la psychologie sociale expérimentale)

Thierry Rogel

 

I) L’HISTOIRE DE KITTY GENOVESE

En Mars 1964, Kitty Genovese, une  jeune américaine de 29 ans fut la victime dune agression nocturne en pleine rue, violée et poignardée alors que 39 témoins auraient assisté à la scène depuis leur appartement sans réagir. Cette histoire fit sensation à l’époque et je me souviens que, collégien, je l’ai entendue au début des années 1970 avec une variante selon laquelle la seule personne à réagir aurait été un passant qui se serait emparé de son sac à main pendant le viol. Il ya là de quoi désespérer de la nature humaine : dans la grande ville anonyme une victime fragile et innocente serait la proie d’un prédateur violent,  d’un lâche voleur et de témoins au mieux peureux, au pire, sadiques. On ne doute pas que cette histoire était racontée en général pour démontrer la méchanceté des hommes et la dureté de la ville moderne.

Le problème est que cette histoire est, sinon fausse, du moins totalement exagérée. Kitty Genovese a bien existé et a été assassinée mais ce ne fut pas dans les circonstances décrites. Il n’y eut pas trente neuf personnes regardant le meurtre de leur fenêtre mais seulement une demi douzaine ayant entendu des cris ; le seul témoin oculaire aurait seulement vu le criminel se tenant debout à côté de sa victime. De plus, un des habitants aurait ouvert sa fenêtre pour sommer le criminel de laisser la jeune fille tranquille ; l’agresseur se serait donc enfui avant de revenir ultérieurement pour poignarder Kitty dans un endroit caché de tous les regards. L’histoire telle que les sources officielles nous la délivrent est donc bien différente de celle qui a été colportée pendant des années. Il s’agit de ce que les spécialistes nomment une « légende urbaine ».

Les légendes urbaines (ou légendes contemporaines) font partie de ce qu’on appelle la « littérature orale » c'est-à-dire toutes les histoires que les gens colportent de manière informelle par le bouche à oreille, des courriers, internet,… Comme la rumeur, la légende urbaine prétend être réelle (mais l’histoire en question peut être indifféremment vraie ou fausse, l’important est qu’elle cherche à se faire passer pour vraie) mais ce qui la différencie de la rumeur c’est qu’elle désigne une histoire unique et quelle comporte un scénario élaboré (par exemple, dire que des femmes se font enlever dans des magasins de prêt à porter relève de la rumeur ; l’histoire de Kitty Genovese relève de la légende urbaine). Comme pour les rumeurs, un des moyens de la repérer est la présence d’un « friofri » (« friend of a friend ») ou d’un « adua » (« ami d’un ami ») ; en général on rapporte une légende urbaine comme étant un évènement vécu par un « ami d’un ami » ce qui constitue la distance idéale entre le récepteur de l’histoire et l’émetteur supposé : en effet, si le porteur de la rumeur prétend que l’histoire est arrivée à un ami, il sera facile de demander à contacter cet ami pour vérifier la véracité de l’histoire. Si on prétend que l’histoire est arrivée à quelqu’un qu’on ne connait pas ou à « l’ami d’un ami d’un ami » la distance sera telle qu’on sera légitimement circonspect quant à la réalité  de l’anecdote. Les rumeurs, comme les légendes urbaines, tournent autour d’un petit nombre de thèmes en général négatifs : ce peut être la peur de la technologie (« le caniche dans le micro-onde ») la peur de ce qui vient d’ailleurs (la mygale dans le yucca), la menace envers les enfants ou les êtres faibles. Un des thèmes privilégiés est celui des dangers de la vie moderne, notamment urbaine (la plus connue aux USA est celle de la baby-sitter hippie) ; Kitty Genovese appartient à cette dernière catégorie. D’après les folkloristes et les psychosociologues, les légendes contemporaines sont les équivalentes des exempla du moyen-âge (des récits présentés comme véridiques à valeur de sermon). La facilité avec laquelle ce récit s’est inscrit dans les récits populaires témoigne sans doute de notre goût pour les présentations négatives de l’homme : l’homme serait un loup pour l’homme et le fin vernis de civilisation cacherait une sauvagerie qui ne demanderait qu’à émerger,…

Evidemment, certains événements vont, ou semblent aller dans ce sens : au moment d’une révolution ou d’une catastrophe naturelle on assiste à des pillages ; on relate tel ou tel mouvement de foule dramatique,… En fait, les recherches les plus récentes en psychologie sociale amènent à nuancer sérieusement ces idées. Un bon exemple nous est donné par l’affaire Orson Welles. La panique provoquée par Wells et Welles est bien connue. En 1938, Orson Welles, le futur réalisateur de Citizen Kane, aurait provoqué une immense panique aux Etats-Unis en diffusant une pièce de théâtre radiodiffusée fondée sur « la guerre des mondes » de H. G. Wells et mettant en scène l’invasion de la Terre par les martiens. Cette histoire est bien connue et fut même reprise dans des écrits universitaires. Par exemple, Pierre Mannoni, maître de conférences en psychologie, se fondant sur une enquête du psychologue H. Cantril de 1940, rapporte que six millions de personnes écoutèrent l’émission et qu’un million d’entre elles fut pris de panique entrainant des mouvements de fuite et même des suicides. Pourtant, le sociologue Pierre Lagrange reprit le dossier en  2005 et aboutit à une conclusion très différente selon laquelle, s’il y eut des cas de panique, ceux-ci furent très minoritaires, et la réalité fut loin de la vision apocalyptique qu’on en donna par la suite. Pour Pierre Lagrange, cet épisode en dit plus sur l’image que les élites se faisaient du peuple que sur la supposée naïveté de la population.

On ne peut donc pas en rester à l’idée que « l’homme est un loup pour l’homme » mais ça ne veut pas dire non plus qu’il faille tomber dans le travers inverse selon lequel l’homme serait bon par nature... ». La réalité est complexe et les sciences sociales nous apporte quelques enseignements.

 II) L’APPORT DE LA PSYCHOLOGIE SOCIALE

A) LE PRINCIPE DES EXPERIMENTATIONS PSYCHO-SOCIALES

L’objectif de la psychologie sociale est, pour le dire grossièrement, d’étudier les réactions des individus par rapport à leur environnement immédiat, social, cognitif[1]  ou culturel ; dit autrement, on étudie les interactions entre individus, influence, concurrence, soumission,… Mais on ne se contente pas pour cela de la méditation ou de l’observation sauvage ; bien au contraire on essaie de mettre en place des procédures assez rigoureuses : le plus fréquent consiste à observer le comportement de l’individu « in vitro » c'est-à-dire dans un laboratoire où on pourra faire varier les paramètres auquel l’individu est confronté. Mais on peut également faire des expérimentations « in vivo », c'est-à-dire organiser des expériences en dehors du laboratoire (dans la rue par exemple). Enfin on peut profiter d’occasions exceptionnelles pour faire des recherches (par exemple, étudier le comportement des individus juste après une catastrophe naturelle).

Il ya de nombreuses critiques à faire à ce genre d’approches (comme pour toute approche scientifique) : une des plus importantes est que si un individu (qu’on appelle le cobaye) sait qu’il est observé, il risque de modifier son comportement : pour cette raison on lui fait croire en général que l’expérimentation porte sur autre chose que ce pour quoi il est observé : par exemple, dans l’expérience de Milgram, on fait croire qu’on teste les individus sur leur capacités de mémorisation alors qu’on observe leur capacité à se soumettre à une autorité. Par ailleurs, pour pouvoir modifier les conditions de l’expérience, l’expérimentateur a souvent recours à l’aide d’un collègue qui se fait passer pour un cobaye ; celui-ci est désigné sous le nom de « compère »

B) PERCEPTION ET COGNITION.

1) EXPLICATIONS DU MYSTERE GENOVESE : LATANE ET DARLEY

Dès les années 1970 (et à la suite de la « légende » de Kitty Genovese) deux psychologues ont voulu tester cette idée selon laquelle les individus se désintéresseraient du sort des autres. Ils ont donc simulé des situations où une personne serait mise en danger en présence de « cobayes » : dans une expérience, par exemple, des individus attendant dans une salle d’attente entendent une secrétaire tomber dans la pièce à côté (mais ils ne la voient pas) ; réagiront-ils  pour la secourir et si oui, combien de temps mettront –ils pour le faire ? Dans une autre expérience, c’est un professeur parlant à ses étudiants d’une pièce à une autre (il n’y a donc qu’un contact sonore) qui simule une crise cardiaque. Enfin, dans une dernière expérience, des personnes convoquées pour un entretien d’embauche et patientant dans une salle d’attente voient de la fumée s’échapper d’un conduit d’aération (laissant supposer qu’il y a un début d’incendie) ; dans ce dernier cas, c’est leur propre sécurité qui est menacée. Comment réagiront-elles ? Les résultats de ces diverses expériences montrent que la rapidité d’intervention des individus est inversement proportionnelle au nombre de personnes présentes. Cela s’explique aisément : en présence d’un danger ou d’un accident, on se demande si d’autres personnes ne sont pas plus qualifiées que nous pour intervenir alors que si on est le seul témoin on réagira instantanément; cela amène à la conclusion étonnante qu’il vaut mieux avoir une crise cardiaque en présence d’un petit nombre de personnes que sur la place centrale d’une grande ville, si on veut être secouru rapidement. Mais il ya une deuxième précision à faire, c’est qu’il n’est pas toujours évident de voir qu’il ya un danger ; cela suppose une « définition de la situation » (une fumée qui sort d’une grille implique-t-elle forcément un incendie ?). Dans l’expérience de la fumée sortant de la grille d’aération, on a mis en place une variante dans laquelle des « compères » de l’expérimentateur sont présentes dans la salle d’attente et minimisent l’importance de l’incident : le temps de réaction est alors plus long encore.

Une autre expérience fait apparaitre ce phénomène : un homme (compère) importune une femme (compère, ou « commère », elle aussi) en pleine rue : si les propos de la femme laissent entendre qu’elle ne connait pas son « agresseur » les passants interviennent immédiatement ; s’ils laissent entendre qu’elle le connait, alors les gens ne réagissent pas ; on saisit aisément que dans une telle situation les passants peuvent tarder à intervenir, non pas parcequ’ils se désintéressent du sort de la femme mais parcequ’ils tentent de déterminer quelle est la situation exacte.

On peut déjà tirer un premier enseignement de ces expériences : si les individus n’interviennent pas ou tardent intervenir lors d’une agression dans la rue, c’est peut être parcequ’ils ont peur ou qu’ils se désintéressent du sort des autres mais c’est peut être du aussi à la présence d’un grand nombre de personnes et à la difficulté que l’on a à « définir ce qu’il se passe ». Les hommes ne sont donc peut-être pas si mauvais que ça.

2) APPPLICATION AU COMPORTEMENT DANS LES FOULES

La foule a aussi longtemps été associée aux réactions malsaines ou dangereuses. Il parait évident aux yeux de beaucoup que les hommes dans la foule deviendraient fous et seraient près à faire n’importe quoi pour sauver leur peau. La foule désocialiserait complètement les individus. Ce type d’idée nous vient directement d’un célèbre ouvrage datant de 1895 d’un  médecin et sociologue français, Gustave Lebon, « la psychologie des foules ».  Dans cet ouvrage Lebon explique que l’individu plongé dans la foule est dans un véritable état d’hypnose et que son intellect est rabaissé à celui de l’enfant, du sauvage ou de la femme (« la foule est folle, la foule est femme » dit Lebon) et il donne des conseils pour « mener les foules » (parler par images et non raisonner, répéter et marteler les mêmes idées,…). L’oubli dans lequel Lebon est tombé est tout à fait étrange dans la mesure où son livre a été pendant longtemps un « Best Seller » et, dit-on, aurait influencé des hommes aussi importants dans l’histoire qu’Hitler, Mussolini, De Gaulle, Roosevelt ou Churchill. L’oubli de son œuvre est peut-être du à son antisémitisme, inacceptable aujourd’hui mais très commun au début du 20ème siècle. On en a donc gardé l’idée que l’homme dans la foule devient mauvais ; pourtant, au détour de quelque page, Lebon indique bien que les foules peuvent être aussi bien héroïques que criminelles. Cette dernière intuition sera vérifiée beaucoup plus tard par un psychologue américain, Quarantelli, qui étudiera le comportement d’individus au moment de catastrophes naturelles (comme un tremblement de terre à Mexico). Il constatera que, s’il peut exister des cas de pillages, la réaction la plus fréquente des individus est de se précipiter au secours des autres et qu’il ya donc  beaucoup de phénomènes d’entraide. Un autre psychologue, Brown, établira que les paniques durant des catastrophes (comme un incendie dans un cinéma ou une boite de nuit) peuvent se produire dans les situations bien particulières où il existe des voies de sorties mais en nombre insuffisant pour les individus qui se retrouvent en concurrence ; en revanche, si les voies de sorties sont suffisantes,  il n’y a en général pas de phénomène de panique de même que dans les cas où il n’existe pas d’échappatoire possible.

Il faut ajouter à cela que le déclenchement de la panique dépendra du comportement supposé des autres. Il est facile de formaliser cela à l’aide de ce qu’on appelle la « théorie des jeux ». Imaginez qu’un incendie se déclenche dans un endroit clos (cinéma, boite de nuit,…). Imaginons que si tous les membres présents dans la pièce acceptent de sortir dans le calme et l’ordre, il faudra en moyenne cinq minutes pour sortir. En revanche, si la panique se déclenche et que chacun bouscule les autres pour être le premier à sortir, on suppose qu’il faille dix minutes pour sortir. A priori on peut supposer que les individus préfèrent sortir en ordre plutôt que dans la panique. Mais si vous acceptez de ne pas paniquer et que d’autres vous bousculent et vous passent devant, les autres sortent immédiatement et vous vous mettez plus de 20 minutes à sortir.

On peut formaliser cette situation de la manière suivante :

                                INDIVIDU A

 

INDIVIDU B

  

SORT DANS LE CALME

  

BOUSCULE LES AUTRES

     

      SORT DANS LE CALME

 

 

A SORT EN 5 MN

B SORT EN 5 MN

A SORT IMMEDIATEMENT

B SORT EN 20 MN

     BOUSCULE LES AUTRES

 

A SORT EN 20 MN

B SORT IMMEDIATEMENT

 

A SORT EN 10 MN

B SORT EN 10 MN

 

On voit que si les individus ont la possibilité de se concerter et d’avoir confiance les uns dans les autres, tout le monde sortira dans le calme puisqu’on sait qu’une panique serait dommageable. Mais en l’absence de cette possibilité de concertation ou si l’on soupçonne ne serait ce qu’une autre personne de vouloir passer devant les autres alors on fera comme tout le monde et on choisira la solution de la panique.

Vous vous dites que ça n’enlève pas l’hypothèse de la méchanceté ou de l’irrationalité des individus ? Reprenons le même cas avec un autre exemple. Imaginez quarante élèves; ils sont tous les quarante sérieux, honnêtes et travailleurs ils doivent passer un concours où cinq d’entre eux seulement seront pris. Ils s’apprêtent tous à passer le concours honnêtement, d’ailleurs ils sont bien éduqués et croient à la valeur de l’honnêteté et du travail. Mais au moment de l’épreuve, le surveillant leur annonce  qu’il ne peut pas rester et qu’il les laisse seuls et sans surveillance le temps de l’épreuve. Que se passe-t-il ? Ce petit exemple nous permet de comprendre qu’on peut faire en sorte que des individus adoptent un comportement malhonnête indépendamment de leurs qualités personnelles. Ce qui compte le plus c’est le contexte dans lequel on plonge les individus (cela n’empêche pas qu’il puisse y avoir par ailleurs des gens moins honnêtes que d’autres).

 On peut donc hésiter à se comporter en héros soit parcequ’on a du mal à décrypter la situation, soit parcequ’on anticipe sur la réaction d’autrui. Mais on peut aussi se conformer au comportement des autres, c’est la question de la pression de groupe ou de la pression sociale

III) L’EFFET DE LA PRESSION SOCIALE.

A)    Un exemple en psychologie sociale : l'expérience de Asch sur le conformisme.

S.E. Asch est un psycho-sociologue qui a élaboré une expérimentation simple sur les processus d'influence. Sa question de départ est de savoir ce qui se passe si une personne se trouve seule de son avis dans un groupe. Pour cela il recrute une personne et lui fait passer un test d'acuité visuelle avec 8 ou 9 étudiants, ces derniers étant tous des complices de l'expérimentateur. Il présente à ces dix personnes le dessin d’une ligne, de 5 à 22 cm suivant les expériences, et leur demande de la comparer à trois autres lignes dessinées sur un carton. L'objectif annoncé à la personne "cobaye" porte sur la discrimination visuelle : il s'agit de désigner, des trois lignes du deuxième carton, celle qui a la même longueur que la ligne témoin. Lorsque le cobaye répond seul, il n'y a que deux personnes qui se trompent sur 37 personnes soumises à l'expérimentation. En revanche, dans la condition expérimentale le cobaye répond en avant-dernière position après avoir entendu les réponses des "compères" de l'expérimentateur et ceux ci donnent unanimement une réponse fausse. La question qu'on se pose est de savoir si le "cobaye" va donner une réponse juste ou se plier à l'opinion majoritaire. Sur 123 sujets expérimentés seuls 29 donnent toutes les réponses justes et le pourcentage de réponses erronées s'élève à 36,8% (contre 0,08% quand le cobaye répond seul). Dans ce type d'expérimentations on ne s'arrête jamais à un seul type d'expériences mais on multiplie les variantes afin d'éviter les erreurs d'interprétation. Parmi celles ci, Asch a envisagé de demander à un des compères de ne donner que des réponses exactes, ou seulement une partie des réponses exactes; dans tous ces cas le nombre d'erreurs chez les sujets expérimentés baissait comme si le facteur influent n'était pas le caractère majoritaire mais le caractère unanime des réponses du groupe. D'autres chercheurs ont montré que lorsque le cobaye percevait le groupe comme ayant une même origine, se connaissant ou ayant déjà discuté ensemble auparavant, alors l'influence du groupe sur l'individu était minime. On voit que l'influence du groupe peut être dans certains cas très forte. Ici, elle ne porte que sur un problème facile à résoudre (repérer la longueur d'une ligne), n'impliquant pas l'individu et n'entrainant pas de possibilités de conflits. Or, dans la vie courante les conditions sont réunies pour que le groupe ait une influence plus forte sur l'individu : par exemple, décider de la justesse de la politique économique gouvernementale c'est juger une action ambiguë (qu'est ce qu'une bonne politique?) et susceptibles d'entrainer des dissensions dans le groupe. On sera donc encore plus tenté de se conformer à l’opinion majoritaire.      On peut donner trois explications possibles à cette tendance au conformisme : soit l'individu cherche à éviter un éventuel conflit, ou une discussion, avec le groupe mais ne croit pas à la réalité de ses propres réponses. Soit il cherche à s'identifier au groupe et en partage les opinions ou les valeurs. Soit il n’imagine pas qu'il puisse avoir raison contre tout le monde et se plie à l'opinion majoritaire. La mise en évidence de ces variables relatives au conformisme a bien entendu des résonnances évidentes pour les problèmes quotidiens. Pensons à ces repas de famille où un individu taira ses opinions et laissera les autres convives tenir des propos qu'il juge inadmissibles par désir de ne pas provoquer de conflit. La volonté de s'identifier au groupe, elle, se retrouvera facilement dans les cas des jeunes qui adoptent telles ou telles idées pour être acceptés dans une bande ou une coterie. Enfin, les emballements boursiers nous donnent  une illustration de la troisième explication : lorsque certains spéculateurs se mettent à acheter des actions sans que ce soit apparemment justifié, d'autres vont faire de même en se disant que les premiers ont des informations qu'ils ne possèdent pas.

B) L’expérience de Milgram.

Voila probablement la plus célèbre des expérimentations en psychologie sociale. Effectuée en 1963, elle a donné lieu à un livre en 1975 (« Soumission à l’autorité ») puis on l’a connu notamment par sa reprise dans le film « I comme Icare » d’Henri Verneuil avec Yves Montand mais également (c’est moins connu) dans une chanson de Peter Gabriel ( We Do What We're Told (Milgram's 37) ; Enfin, elle a été reproduite à la télévision française en 2011. Dans cette expérience, Stanley Milgram recruta par petites annonces deux individus afin de tester leurs capacités de mémorisation. L’un des deux recrutés est un compère de l’expérimentateur et il doit s’asseoir sur une chaise munie d'électrodes pendant que  l'autre sujet (celui qui fait l'objet de la véritable expérimentation) est  posté devant un tableau permettant d'envoyer des décharges électriques allant de 15 à 450 volts. Sous la surveillance de l'expérimentateur il doit faire passer un test de questions/réponses. A chaque mauvaise réponse, il doit envoyer une décharge électrique au compère, la décharge s'accroissant avec l'augmentation de mauvaises réponses mais, en réalité, il n'y a pas de décharges électriques et le compère est un comédien. La moyenne des décharges envoyées au trentième et dernier essai est de 212 Volts. On pourrait déduire que ce type d'expériences démontre qu'il y a en chacun de nous un fond de violence et de cruauté qui ne demande qu'à être libéré mais ce serait faire l’impasse sur l’importante variation des réactions, certains cobayes allant jusqu’à 450 volts alors que d’autres abandonnèrent immédiatement l’expérience. Mais le plus intéressant est que les variations ne dépendaient pas tant de la personnalité des individus que des circonstances dans lesquelles ils sont plongés : ainsi, quand l’expérimentateur s’absente, laissant l’expérimenté et le compère seuls, le taux d’obéissance s’effondre et la moyenne des décharges descend à 51 volts. Milgram multiplia les variantes pour montrer que c’est bien le contexte qui est le meilleur déterminant de la réaction des individus. Pourtant certains sont allés loin, très loin, dans la distribution de décharges électriques. Peut-on l’expliquer par le sadisme ? Peut être pour certains mais il apparait que ce n’est pas la meilleure explication.  La plupart s’en était remis à la responsabilité du scientifique « qui savait ce qu’il fallait faire » ; on peut donc dire que les sujets obéissants s’étaient soumis à une autorité qu’ils respectaient, en l’occurrence l’autorité scientifique, ce qui explique que parmi les « rebelles » on trouve un grand nombre de diplômés (non pas parcequ’ils sont plus intelligents ou plus humains que les autres mais parcequ’ils étaient moins intimidés par l’aura de la science) et certains croyants pour qui la loi de dieu était supérieure aux impératifs de la science. De plus, certains, face aux cris du compère, étaient tentés d’arrêter l’expérience mais arrêter à ce moment c’était aussi admettre qu’ils avaient fait souffrir sans raison valable un être humain. L’incapacité à se trouver en contradiction avec soi même et surtoutl’‘impossibilité de se voir dans la peau d’un bourreau les avaient amenés à persister dans leur erreur.

En conclusion, pour que les individus obéissent et participent à des actes cruels il faut diviser le travail pour que l’individu ne se sente pas entièrement responsable de ce qui est fait et le soumettre à une autorité qu’il respecte, quel que soit par ailleurs le degré supposé de « bonté » ou de « malfaisance » de l’individu

IV) LA REPRESENTATION SOCIALE

Avec l’expérience de Philip Zimbardo datant de 1971, on commence tout de même à avoir des doutes sur la bonté des hommes ; cette expérience fut d’ailleurs stoppée au bout de quelques jours. Elle consista à recruter des individus pour leur demander de jouer le rôle soit de prisonniers soit de gardiens dans une prison fictive.  Très vite, les individus se sont conformés à ce qu’ils pensaient être le comportement attendu correspondant à leur rôle et les gardiens devinrent très rapidement odieux et répressifs (note du 5 janvier 2019 : On sait depuis 2018 et grâce à l’ouvrage de Thibaut Letexier, «  Histoire d’un mensonge », que l’expérience de Zimbardo n’a pas été menée selon les protocoles scientifiques de base).

Peut-être peut- on se dire également qu’on peut être plus ou moins dur selon la personne que l’on a en face de soi ? Peut-être est il plus facile d’envoyer des décharges électriques à une personne dont on sait qu’elle a commis des délits qu’à une innocente victime ? L’expérience dite « de Harvey » fait froid dans le dos car elle inverse cette causalité apparente. Dans cette expérience, qui nous est rapportée par le psychologue jean Léon Beauvois, Harvey (le cobaye) est amené à rencontrer Dirk (un compère) et à effecteur quelques exercices de coopération sans grande difficulté mais qui rendent immédiatement Dirk sympathique aux yeux de Harvey, ce qui est vérifié par le questionnaire que lui transmet l’expérimentateur. Puis, dans une deuxième étape de l’expérience, Harvey est amené à imposer le test de Milgram à Dirk (c'est-à-dire à lui envoyer de décharges électriques). Faire souffrir quelqu’un qui ne vous a rien fait, comme dans le cas de l’expérience de Milgram, est déjà difficile à supporter mais en l’occurrence Harvey est amené à faire souffrir une personne qu’il avait trouvé sympathique. A l’issue de cette deuxième partie de l’expérimentation, on fit passer un nouveau questionnaire à Harvey sur ce qu’il pense de Dirk. Dirk est alors devenu beaucoup moins sympathique et intéressant que lors du premier questionnaire comme si, pour réduire la contradiction dans laquelle se trouvait Harvey, il fallait que la personne qu’il fit souffrir ne soit pas si sympathique que cela. Ce cas illustre d’ailleurs une notion bien connue des psychologues qu’on nomome la « réduction de la dissonance cognitive » c'est-à-dire notre capacité à transformer notre vision du monde pour réduire ns contradictions internes.

V) L’HOMME EST-IL BON ?

A) Un vrai méchant : l’homo oeconomicus

S’il est un vrai méchant, c’est bien l’homo-oeconomicus, cet individu, inventé par les économistes, qui ne cherche que sa satisfaction personnelle. En fait,  l’homo-oeconomicus n’est pas un être réel mais une représentation ideal-typique du comportement individuel. On sait que le comportement individuel est le produit d’un ensemble de motivations extrêmement diverses. L’achat d’un bien, par exemple, peut relever de motifs multiples : on peut consommer par nécessité (l’alimentation de base, le logement...), par « goût » (faire une collection, par exemple) ; on peut être influencé par une tradition (les achats de bûches et de dindes à Noël) , un milieu social, sa catégorie d'âge (dans le domaine musical, par exemple,..) ; on peut consommer pour des raisons fort rationnelles ou très « irrationnelles » (consommer pour compenser un manque affectif,...), les publicitaires ne se privent d'ailleurs pas d'utiliser cette dernière variable. Toutes ces raisons existent mais il semble difficile de les prendre toutes en compte simultanément. De toutes ces tendances, il faut alors choisir celle qui est dominante. Pour les économistes néo-classiques, la caractéristique dominante des agents économiques est leur rationalité c'est-à-dire le fait que le consommateur cherche son bien être maximum par l'acquisition des biens les plus susceptibles de satisfaire ses besoins. Pour cela, il va faire un calcul coût-avantage et choisir la solution qui minimise le plus son coût et lui donne l’avantage maximum. Implicitement on suppose qu'aucun autre facteur (tel que l'origine sociale, l'influence du groupe ou la publicité) n'a d'importance. Cela ne semble pas très réaliste et cela ne prétend pas l’être. En l'occurrence, être réaliste  voudrait dire prendre toutes les déterminations sans pouvoir rien en faire. Mais ce qui caractérise cet homo-oeconomicus est son amoralité. Il ne cherche pas à suivre un précepte moral mais à maximiser sa satisfaction. En ce sens, un individu qui trouve qu’il est moins couteux et plus satisfaisant de voler que de travailler est « rationnel ». S’il voit une vieille dame se faire agresser dans la rue, il évitera d’intervenir puisqu’il n’a rien à y gagner et tout à y perdre. Peut-être même calculera-t-il l’intérêt qu’il aura à récupérer le sac laissé par terre si personne ne le voit (le voleur de sac à main dans une des variantes de l’affaire Kitty Genovese était parfaitement rationnel au sens des économistes). On voit que l’homo-oeconomicus pourrait parfaitement être un des acteurs passifs de l’affaire Kitty Genovese telle qu’elle est présentée dans la légende urbaine.

B) L’expérience de l’ultimatum

Cet homo-oeconomicus, bien que contesté par des économistes importants comme Keynes qui voyait beaucoup d’irrationalité chez les individus, est la figure centrale des analyses économiques depuis un siècle. Toutefois, depuis quelques décennies certains chercheurs ont essayé de voir si nous nous comportions vraiment comme des homo-oeconomicus et ont repris pour cela la pratique d’expérimentations propres aux psychologues et aux psychologues sociaux. Parmi toutes ces expérimentations il en est une, le jeu de l’ultimatum, qui rejoint notre propos. Ce jeu consiste à donner 100 euros à un individu et à lui demander de partager cette somme avec un inconnu, selon la règle du jeu suivante : si cet inconnu accepte le partage proposé, chacun repart avec la somme correspondante ; si, par contre, il refuse l’offre, alors les deux perdent tout et repartent sans rien. Si les deux individus impliqués sont des Homo oeconomicus, c’est-à-dire deux individus parfaitement rationnels et totalement égoïstes, on peut supposer qu’on offrira le montant minimum (1 Euro voire 1 centime d’euro) et que le partage sera accepté puisqu’un Euro reçu sera toujours mieux que rien.

Mais quand on fait l’expérience, on n’obtient pas ce résultat. En effet, dans le cadre d’expériences réalisées en laboratoire, les sujets offrent en moyenne 40 % de leur dotation, un grand nombre d’entre eux optent pour la répartition égalitaire (50/50) et les offres inéquitables inférieures à 20 % sont rejetées en moyenne une fois sur deux. Comment expliquer ces résultats ? On peut penser que les individus vont réagir selon une norme morale imposant un partage plus ou moins égalitaire, cette norme ne pouvant venir que de la socialisation. On peut supposer aussi que le récipiendaire refusera une offre trop faible estimant qu’on « se moque de lui » (qu’il n’est pas estimé à sa juste valeur). Il peut aussi refuser de façon à punir un donateur qui lui semble animé par de trop mauvais sentiments (égoïsme) Dans tous ces cas, le donateur, anticipant un risque de refus, proposera un partage acceptable. Dans tous ces cas, on voit qu’une norme morale ou qu’une estimation de sa propre image intervient dans le comportement.

 En 2007, le groupe de rock Radiohead nous a offert une mise à l’épreuve « in vivo » de l’hypothèse de l’homo-oeconomicus en proposant le téléchargement de leur disque « In Rainbows » à un prix que l’acheteur devait déterminer lui même (au-delà d’une somme de l’ordre e 80 centimes d’euros destinée à couvrir les frais fixes). En une semaine, l’album fut téléchargé 1,2 millions de fois.  Si l’individu est un pur homo-oeconomicus alors on peut supposer qu’il laissera le minimum exigé, ce fut le cas d’un tiers des téléchargements ; en revanche les deux autres tiers payèrent huit dollars en moyenne soit 5,59 euros de l’époque.

Conclusion 

Finalement, l’homme est-il méchant et égoïste par nature et la civilisation n’est –elle qu’un vernis fragile qui craque à la première occasion pour laisser la sauvagerie de l’homme émerger ? Les expériences psychosociologiques montrent clairement que cette idée n’est pas vérifiée. Non pas qu’il n’existe pas des hommes sauvages, sadiques ou égoïstes mais ce n’est pas le cas de la majorité des individus et, heureusement, nous sommes largement guidés par des règles morales que l’on nous a inculquées dès l’enfance. En revanche, ces expériences montrent qu’on peut mettre des individus dans des situations telles qu’ils peuvent être amenés à faire souffrir les autres alors qu’ils ne sont pas cruels (Milgram) ou qu’ils tardent à aider les autres (Latané et Darley). La connaissance de ces expériences nous permet de comprendre pourquoi nous pourrions ne pas agir ou agir mal. Finalement, nous ne sommes en général pas si mauvais, contrairement à ce que nous aimons penser. La vraie question que j’aurais envie de poser et plutôt « pourquoi avons-nous tant besoin de nous représenter nos semblables comme des êtres cruels et sans âme ? » pourquoi se les représenter comme des loups ou comme des ogres ? Manquons- nous d’histoires d’ogres et de contes de fées?

(Ce texte était destiné à l’origine à une intervention en classes préparatoires et a été utilisé, en partie, en classe de première ES)

BIBLIOGRAPHIE :

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- M.P. Cazals-Ferré et P. Rossi : « Eléments de psychologie sociale » - Armand Colin – 2002)

- Jean-François Dortier : Qu'est-il vraiment arrivé à Kitty Genovese ? – Sciences Humaines n° 190 - fevrier 2008 - http://www.scienceshumaines.com/qu-est-il-vraiment-arrive-a-kitty-genovese_fr_21795.html

- W. Doise, G. Mugny, J.C. Deschamps : » Psychologie sociale expérimetnale » - Armand Colin – 1978.

- J.P. Dupuy : « La panique » - 1991 - Les empêcheurs de tourner en rond)

- Nicolas Eber : «  À la recherche de l’Homo oeconomicus… Et si le commerce adoucissait les moeurs? » - Revue du MAUSS 2006/1 (no 27)

- G.N. Fischer : « La psychologie sociale » - Seuil-1997

- Pierre Lagrange : "La guerre des mondes a-t-elle eu lieu?" - Robert Laffont - 2005.

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- Pierre Mannoni : "La psychologie collective" - PUF -1985

 

 

 

 


[1] Cognitif : « qui concerne les moyens et mécanismes d'acquisition des connaissances ». (Source : Le trésor de la langue française).

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